Le seigneur de Mourjevoic - 2

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Au bout d’un moment, le paysage changea quelque peu. Ils avançaient vers le nord-ouest du duché, et les collines montagneuses cédaient la place à de vastes plaines parcourues de petits cours d’eau. La population se faisait un peu plus rare, davantage une myriade de petits hameaux que de gros bourgs : ils s’éloignaient des routes principales, et cela se ressentait sur la prospérité de la région. Daniel ne se souvenait pas être jamais venu par ici.

-C’est la partie du duché qui forme une pointe, la plus éloignée du château, dit tout-à-coup Vivian sans raison apparente. Il est parfois difficile de la gérer de ce fait. Pourtant, c’est un pays assez fertile, qui pourrait être plus riche s’il était mieux exploité.

Daniel crut qu’il allait poursuivre ses explications, mais son frère se rencogna dans le silence.

Ils firent boire leurs montures à une petite rivière, un bras de la Sourde assez large à cet endroit. Daniel nota que le flux d’eau tombait en cascade à quelques centaines de mètres de là, et que le débit ralentissait à cet endroit où le lit de la rivière s’élargissait. Simplement pour dire quelque chose, il lança :

-Cet endroit serait idéal pour construire un petit moulin.

Le visage de Vivian s’éclaircit tout à coup.

-Mais oui, c’est une excellente idée. Il y a un petit village près d’ici, on voit les toits : ils seraient heureux d’avoir un moulin.

Il regarda Daniel avec un air plein d’espoir qui laissa le chevalier perplexe.

-Tu m’as emmené ici pour que je te donne des conseils d’aménagement ?

-Pas des conseils… Tu pourras les réaliser toi-même.

-Je ne comprends pas, fit Daniel qui commençait à se sentir inquiet.

Vivian prit une grande inspiration, ouvrit la bouche, rougit, puis se lança :

-Cette terre s’appelle le domaine de Mourjevoic. C’est une bonne terre, mais trop éloignée du château. On pourrait la développer bien davantage si quelqu’un pouvait s’y consacrer au quotidien… si elle avait un seigneur local.

Il fixa Daniel, mais au regard vide que celui-ci lui renvoya, il comprit que le déclic ne s’était pas fait. Etait-ce si difficile à comprendre ?

-Cette terre, Daniel, je veux te la donner. Je voudrais que tu en sois le seigneur.

Rien que pour voir cette tête, ça en valait la peine, songea-t-il en voyant la stupéfaction se peindre sur le visage de son frère.

Il y avait longtemps que cette idée le travaillait : depuis le jour, en fait, où le chevalier lui avait prêté allégeance et lui avait affirmé qu’il ne se considérait pas autrement que ses autres vassaux. Mais la plupart des vassaux en question étaient propriétaires, à la différence de Daniel. Il était le plus bas d’entre eux – lui, son frère aîné, du sang des Autremont, qui de plus lui était vingt fois plus fidèle qu’aucun de ses semblables.

Au bout de longues secondes, Daniel retrouva enfin sa langue.

-Moi ?

-Tu es lent, aujourd’hui, fit Vivian avec un petit rire pour tâcher de dissimuler sa nervosité – car en réalité, il se sentait danser sur une corde sensible. Il ajouta, un peu timidement :

-Daniel de Mourjevoic… Ça sonne bien, non ?

-Daniel de Mourjevoic… répéta son compagnon.

Son visage s’assombrit tout-à-coup, il secoua la tête.

-Je ne suis pas un seigneur, Vivian.

Le jeune homme sentit son cœur se serrer. Il avait craint cette réaction.

-Pas encore, non, tenta-t-il.

-Non, je veux dire… je ne suis pas un noble. Tu ne peux pas me donner de terre, tu ne peux pas… me donner un nom.

-On a un nom quand on possède une terre, protesta Vivian, et tu es noble, Daniel, tu es descendant des Autremont, comme moi. Et ne me sors pas que tu es de naissance illégitime, s’écria-t-il avant que son frère ait pu prononcer un son. Tu ne seras nullement le premier à acquérir une terre. Guillaume le Conquérant, lui-même…

-A conquis ses terres par la force, fit Daniel avec un faible sourire. Et il ne se considérait pas lui-même comme un bâtard.

-Eh bien, moi, je te la donne, quelle différence cela fait-il ? Ce n’est qu’une petite terre, rien de bien fastueux. Tu seras un bon gestionnaire, je le sais, et moi, j’ai besoin de vassaux sur lesquels je puisse compter.

Son ton changea.

-Tu la mérites, tu mérites…d’avoir un nom, toi aussi, de fonder une famille et d’avoir un domaine à léguer à tes enfants.

Daniel le regarda comme si cette idée ne lui était jamais venue à l’esprit.

-Ne me dis pas que tu n’as jamais songé à une autre vie, argua Vivian. Que tu ne t’es jamais imaginé autrement que simple chevalier de mesnie ?

-Si… mais… jamais seigneur. Je me suis imaginé être… apothicaire, clerc, même paysan, mais pas…

-Paysan ? s’esclaffa Vivian.

Il vit le visage de Daniel se contracter et comprit qu’il avait fait une erreur.

-Je suis à moitié paysan, Vivian, c’est ce que tu oublies toujours.

-Tu n’es pas à moitié paysan, répliqua Vivian d’un ton qui tentait de calmer le jeu. Tu n’as jamais manié la moindre bêche de ta vie.

-Il n’empêche. Ma mère était paysanne et dans d’autres circonstances j’aurais pu l’être aussi. Je n’en ai pas honte, mais tes autres vassaux, eux, n’accepteront pas de me considérer comme leur égal.

-Que m’importe ? fit Vivian avec superbe. Je n’ai pas besoin de leur avis.

-Tu vas t’en faire des ennemis, et moi aussi. Ce n’est pas une bonne idée. N’y pense plus, fit-il d’un ton abrupt alors que Vivian ouvrait encore la bouche pour protester.

Vivian en fut blessé ; puis il constata avec surprise que Daniel détournait les yeux comme s’il avait honte de croiser son regard. Il eut la nette sensation que son frère lui dissimulait la véritable raison de son refus.

Les chevaux piaffèrent, brisant momentanément la tension. Presque automatiquement, les cavaliers remirent leurs montures au pas. Le sentier était étroit entre les broussailles ; Vivian marchait en tête, et il se réjouissait de ne pas avoir, ainsi, à affronter le regard de son frère. Puis le chemin s’élargit et ils se retrouvèrent à nouveau côte à côte. Au bout d’un moment, la voix de Daniel s’éleva :

-Je voudrais faire un tour… rentre sans moi.

Peut-être qu’il veut voir le domaine, se dit Vivian avec espoir. D’un autre côté, il se sentait soulagé de s’éloigner de Daniel pour un moment.

-Je te retrouve au château, alors. Et, Daniel… réfléchis-y, tout de même.

Daniel eut un mouvement de tête qui n’était ni une dénégation ni un acquiescement, et les deux cavaliers se séparèrent.

***

Daniel chemina seul un bon moment, sa monture avançant lentement au pas. Les paroles de Vivian tournaient et se retournaient dans sa tête ; il ne parvenait pas à croire qu’il les ait vraiment prononcées. Il lui en voulait presque. Pourquoi lui faire cette proposition justement maintenant qu’il s’en sentait si peu digne ? Impossible. « Il y a quelques mois, je lui ai fait serment de fidélité, le cœur serein, certain de ne jamais manquer à ma parole. Et maintenant ? Comment pourrais-je même le regarder dans les yeux en rendant mon hommage ? » Il se massa le crâne, dans l’espoir de faire reculer une violente migraine qu’il sentait monter. Accepter signifiait aussi quitter le château, quitter son frère, quitter tout ce qu’il avait connu… quitter Jehanne. Ne plus la voir. Ce serait la solution, se dit la partie la plus raisonnable de son esprit, sans conviction. Elle était devenue comme l’ange de sa vie ; il la savait dans le château, il attendait le moment où elle apparaîtrait : chaque vision d’elle le remplissait d’un plaisir plein d’acide, mais il ne pouvait plus s’en passer. Les rares nuits qu’ils passaient ensemble étaient sans prix. Il n’y a pas si longtemps, songea-t-il, je n’aurais pas supporté de vivre ainsi : mentir, trahir mon propre frère… La migraine croissait jusqu’à l’insoutenable : il en était sûr à présent, c’était la réminiscence de la maladie de son adolescence. Longtemps après avoir contracté la rage, il avait été régulièrement la proie de ces maux de têtes, puis ceux-ci s’étaient raréfiés. Avec le cauchemar, voilà tous les démons de mon enfance qui reviennent, songea-t-il. Il avait beau faire, la douleur s’intensifiait à tel point que sa vision commençait à s’obscurcir.

Depuis un moment, Daniel avait cessé de guider son cheval et celui-ci était allé au hasard. Ils se trouvaient dans une espèce de sous-bois ; un petit ruisseau courait, sans doute allait-il se jeter dans la rivière à laquelle il s’était arrêté avec Vivian. Spontanément – à moins que Daniel n’eût inconsciemment tiré sur les rênes – le destrier s’arrêta. Son cavalier se laissa glisser à terre et s’assit dans la mousse, sans se soucier de l’humidité qui imprégnait ses chausses. Il posa sa tête entre ses mains et grogna à voix haute. Le cheval s’ébroua ; il vint poser son museau contre le visage de Daniel, avec une douceur inquiète.

-Ca va aller, Bayard… Laisse-moi un moment…

Le cheval renâcla et alla brouter un peu plus loin. De longues minutes s’écoulèrent. Puis une voix s’éleva, comme surgie de nulle part :

-Messire, avez-vous besoin d’aide ?

Daniel leva brièvement les yeux : son regard fiévreux distingua vaguement une silhouette un peu voûtée qui s’approchait de lui. C’était une vieille femme, enveloppée d’une étonnante abondance de cheveux d’un blanc pur. Entre d’autres circonstances, il l’aurait saluée comme il se doit, mais il put tout juste articuler :

-Mal… à la tête…

-Si vous le permettez, messire, peut-être puis-je vous en soulager, fit la vieille femme.

Daniel n’avait pas la moindre idée de comment elle comptait s’y prendre, mais il acquiesça. La douleur était si pénible qu’il était prêt à essayer n’importe quoi.

Il sentit la vieille s’approcher et, avec douceur, lui ôter les mains de la tête. Puis elle glissa les doigts entre ses boucles serrées et commença à lui masser doucement la peau du crâne.

Aussitôt, la douleur reflua comme une vague qui se retire ; une fraîcheur inattendue vint remplacer la chaleur brûlante. Daniel poussa un soupir ; il s’abandonna tout à fait entre les mains bienfaitrices. La vieille se mit à fredonner doucement un air apaisant, qui lui semblait étrangement familier, comme un très ancien souvenir : elle lui rappelait des temps heureux où, au moindre de ses pleurs, on l’enlaçait et le berçait. La mélodie et le mouvement des doigts semblaient se conjuguer pour chasser les démons sous son crâne ; il plongea bien vite dans un état second. Quand la femme retira ses mains, il n’avait pas la moindre idée du temps qui s’était écoulé. Mais une chose était certaine, sa migraine n’était plus qu’un lointain écho. Il cligna des yeux comme un homme qui s’éveille et rencontra le regard de la vieille femme. Elle avait des yeux lumineux, aux iris marron piqués de petits points dorés, qui perçaient au milieu d’un sillon de rides. Il était sûr de ne l’avoir jamais rencontrée, pourtant quelque chose quand il la regardait tiraillait sa mémoire.

-Dame, murmura-t-il, qui êtes-vous ?

-Pas une dame, messire, fit la vieille, et son visage ridé se mit à pétiller d’amusement. Je ne suis qu’une serve. Mon nom est Sara. Avez-vous encore mal ?

-Non. Comment avez-vous fait cela ?

-Je possède certaines connaissances dans l’art de soigner, et la bonne Vierge m’a donné le don de soulager la douleur.

-Voilà un don précieux. Je ne possède que celui de tuer.

-Dites celui de combattre, messire. Il peut être utile aussi : nous manquons ici de gens pour nous défendre, et sommes trop loin du château pour réclamer son secours.

Daniel regarda la vieille avec étonnement. Elle avait dit cela fortuitement, mais ses paroles faisaient écho à celles de Vivian. Sara poursuivit :

-D’ailleurs, si vous m’en croyez, vous ne voyagerez plus seul dans cette contrée : vous êtes bien armé et êtes certainement bon guerrier, mais des brigands en surnombre pourraient vous attaquer.

-Et vous-mêmes, ne les craignez-vous pas ?

-Je ne possède rien sur moi qu’ils puissent me voler ; et d’ailleurs ce sont eux qui me craignent, car les guérisseuses sont souvent considérées comme des sorcières.

-Des sorcières… Les gens appellent sorcellerie tout ce qu’ils ne comprennent pas.

-Oui, messire, fit Sara avec un sourire. Sans se soucier de bien et de mal.

Ils se regardèrent : Daniel sentit qu’une sorte de connivence s’était établie entre eux. Il se sentait proche de cette femme, sans bien savoir pourquoi, bien qu’elle l’appelât messire et se présentât comme une serve.

-Dame Sara, je vous dois reconnaissance. Jamais auparavant je n’avais trouvé de soulagement à mon mal. Que puis-je vous donner en retour ?

Le sourire de la vieille s’épanouit en un rire franc et clair comme celui d’une jeune fille.

-Voilà bien la première fois qu’on m’appelle dame Sara ! Beau sire, revenez dans cette contrée me voir, et je me considérerai assez bien payée.

-Je vous le promets.

-Alors me voilà satisfaite. Bonne route, et que Dieu vous garde, sire Daniel.

Elle le salua et s’enfonça dans le sous-bois. En un instant, il la perdit de vue, et bientôt il n’entendit même plus le craquement de son pas sur les feuilles. Il resta longuement à fixer l’endroit par où elle avait disparu ; il lui semblait émerger d’un rêve. Il réalisa soudain qu’elle connaissait son nom alors qu’il ne lui en avait rien dit, mais toute la rencontre avait été si étrange que cela ne le surprit presque pas. « C’était une fée », songea-t-il. « Une fée ou quelque autre créature magique et bienfaisante. »

Rêveusement, il reprit le chemin du château.

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