Le seigneur de Mourjevoic - 3
Ce même matin, Blandine fut surprise, quand elle entra dans la chambre, de trouver Jehanne encore au lit. En réalité, elle n’était pas couchée, mais assise contre ses oreillers, les yeux grands ouverts. La courtepointe avait glissé sur ses jambes et elle n’avait que sa chemise pour protéger son buste du froid qui s’insinuait dans la chambre.
-Ma dame, s’écria-t-elle, vous allez attraper la mort ! s’écria la servante en s’empressant de ramasser une couverture pour en entourer les épaules de Jehanne.
La jeune femme eut un mince sourire ; elle pivota la tête vers Blandine et lui lança un regard étrange.
-Tu sais, n’est-ce pas, Blandine…
La servante sentit son cœur de serrer, mais elle murmura :
-Quoi donc, ma dame ?
Jehanne porta lentement une main à son ventre. Son regard se fit presque implorant.
-Tu sais…
-Oh, ma belle, dit Blandine, et, impulsivement, elle prit la main de Jehanne et la serra.
Des larmes apparurent dans les yeux de la jeune femme ; son visage se brisa tout à coup et les pleurs inondèrent ses joues. Blandine attira doucement sa tête contre sa poitrine, et laissa Jehanne sangloter contre son giron comme une enfant.
-J’ai si peur, Blandine, si peur.
-Ma belle, ça va bien se passer, assura la servante en lui caressant les cheveux.
-Non ! Je ne saurai pas !
-Toutes les femmes savent. Combien de cycles as-tu manqué ? Deux ? Trois ?
-Deux… je crois… je ne suis plus sûre de rien.
-Alors, il naîtra au début de l’été. C’est parfait.
Les yeux de Jehanne s’agrandirent.
-Non, ce n’est pas parfait ! Je ne veux pas ! Blandine…
Elle ajouta très bas :
-… tu ne me demandes même pas qui le père ?
Blandine eut un frémissement ; elle détourna le visage.
-Le père doit être Vivian. Vous le savez bien. Ne pensez même pas à autre chose, n’évoquez plus jamais cette question. Personne ne doit remettre en cause l’origine de cet enfant.
Jehanne s’essuya les joues avec le pan de couverture.
-Tu as raison. Oui.
Son expression se raffermit un peu. La main qu’elle gardait crispée contre son ventre se détendit.
-C’est l’enfant de Vivian. Il n’y a pas de doute.
Blandine se rasséréna ; elle sourit et souffla, d’un ton inspiré comme on raconte une histoire :
-Il aura des traits Autremont, et il vous ressemblera aussi, ma dame. Il aura votre caractère et votre courage, je vous le prédis.
Un faible sourire fendit le visage de Jehanne. Puis la détresse reparut soudain :
-Mais si je meurs ? Blandine, crois-tu que je le verrais grandir ?
-Ne pensez pas à cela, dit vivement la servante.
-C’est ainsi que ma mère est morte. Avec son bébé. Je les ai vus, tu sais.
Dans les yeux démesurés de Jehanne, le regard était encore tout éclaboussé de sang et de cris.
-S’il m’arrivait la même chose, tu en prendras soin, n’est-ce pas ?
-Ma dame, je vous jure de toujours prendre soin de votre enfant. Mais il n’aura pas besoin de moi, car il ne vous arrivera rien. Soyez confiante. Vous verrez comme vous serez heureuse.
Le visage de Blandine s’éclaira d’un sourire rayonnant. Son bonheur pour Jehanne semblait si sincère que la jeune femme eut des remords d’avoir exprimé sa peur, se rappelant combien Blandine regrettait de n’avoir jamais eu d’enfant.
***
Cette nuit-là, le froid s’installa pour de bon. Le gel envahit très tôt la petite cour, ornant de cristaux dentelés les pierres des remparts et les motifs autour des fenêtres. La porte de la bibliothèque s’ouvrit et se referma presque aussitôt, mais Jehanne, contrairement à son habitude, resta plaquée contre l’huis à l’intérieur de la pièce, malgré l’attrait du foyer dont elle sentait d’ici la chaleur bienfaisante. Elle regarda l’homme se lever précipitamment, un grand sourire épanoui aux lèvres, ce sourire qui le transfigurait ; elle s’en sentit mortifiée jusqu’au cœur. L’expression de Daniel se teinta d’une légère inquiétude quand il vit que Jehanne ne bougeait pas de sa place.
-Viens donc, dit-il d’une voix douce, câline. Viens te réchauffer.
Daniel lui prit la main et elle se laissa entraîner sans résistance. Dieu, je n’aurais jamais la force, se dit-elle. Il la fit asseoir sur la peau de mouton, la débarrassa de sa pelisse et la blottit contre lui. Elle ferma les yeux, s’enivra de ce contact, de son odeur. Il passa la main dans ses longs cheveux.
-Daniel, commença-t-elle sans écouter ce qu’elle disait, Vivian m’a dit qu’il t’avait proposé d’être seigneur de Mourjevoic.
Elle le sentit se raidir, il interrompit sa caresse. Elle réalisa qu’elle avait commencé la discussion et qu’elle ne pouvait plus revenir en arrière. Elle s’écarta légèrement de lui pour le regarder en face. Il avait l’air d’un homme qui a passé le pied dans une trappe au moment où il s’y attendait le moins. Elle ajouta :
-Qu’en penses-tu ?
-C’est une idée absurde, dit-il aussitôt.
Il était contrarié. Elle poursuivit, avec la sensation d’être impitoyable :
-Je pense que tu devrais accepter.
Il eut l’air abasourdi. Elle enchaîna très vite, sans lui laisser le temps de répliquer :
-Pourquoi non ? Tu ferais ça très bien, je suis sûre que tu t’y plairais. Cela te permettrait de fonder une famille et…
-Vivian m’a déjà dit tout ça, coupa Daniel.
Une sorte de douleur déformait ses traits.
-Que je fonde une famille… loin d’ici… c’est vraiment ce que tu veux ?
-Tous les deux, ça ne peut pas… tu sais bien…
-Oui, je sais, dit-il avec force, presque avec rage. Tu es à Vivian et je ne serai jamais rien. Mais écoute, Jehanne, écoute…
Elle sentit qu’il allait dire quelque chose d’irréversible et elle lui mit précipitamment la main sur la bouche. Il s’immobilisa, ainsi bâillonné, et elle sentit son souffle sur sa main. Elle la retira.
-Non, toi, écoute. J’ai quelque chose à te dire… je…
Sa voix coinça dans sa gorge. Une soudaine boule d’angoisse bloquait son souffle. Dans un surcroît d’effort, elle parvint à dire, de manière presque inaudible :
-Je suis enceinte.
Les yeux de Daniel s’agrandirent. Ô dieu, elle se serait plutôt tranchée la main que de voir cette expression sur son visage. Ils restèrent de longues secondes sans parler, sans respirer même, puis Jehanne entendit le son de sa propre voix comme celui d’une étrangère :
-C’est l’enfant de Vivian… Il n’y a pas de doute. Personne ne doit avoir de doute, jamais.
C’était l’écho des paroles de Blandine, et en les prononçant Jehanne en comprit toute l’importance, et aussi le prix que cela lui coûterait.
-Tu comprends, reprit-elle, il n’y a plus que nous deux en jeu, maintenant… personne ne doit savoir que… personne ne doit jamais nous surprendre.
-Personne ne saura jamais, dit-il avec véhémence, une lueur suppliante dans les yeux.
-Qui peut le jurer ? Nous avions déjà décidé d’arrêter, et pourtant…
Elle se souvenait avec honte de la promesse faite à Blandine, qu’elle avait bien peu tenue. Toutes les fois qu’elle en avait l’occasion – celles-ci s’étaient faites plus rares, certes – elle avait rejoint Daniel, ou Daniel l’avait rejointe. La tentation était trop forte : ils se voyaient tous les jours, comment pouvaient-ils s’oublier ?
-Si tu restes ici, nous finirons par nous trahir. Je crois…
Elle s’arracha les mots du cœur :
-… je crois qu’il vaut mieux que tu partes.
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