Le seigneur de Mourjevoic - 4
-Tu ne vas pas faire ça, explosa Isabeau.
Vivian avait rarement vue sa mère perdre ainsi son calme. Son beau visage, qui s’était amaigri dernièrement, était déformé par la colère. Elle faisait les cent pas dans la chambre, sa robe produisant un bruissement furieux contre le sol jonché de fleurs.
-Ta faiblesse pour cet homme va trop loin ! Comment peux-tu songer à abandonner ainsi une part de ton héritage à… à ce… cet individu venu de rien !
-Venu de rien ? répéta Vivian. Issu du même sang que moi, quoique vous n’ayez jamais voulu l’accepter, mère.
Il sentait que sa voix manquait de fermeté ; il aurait voulu défendre Daniel plus hardiment. Il se sentait toujours sans défense devant sa mère, rien que s’opposer à elle lui demandait un effort prodigieux. Il se reprochait de manquer de courage. Lui qui s’était lancé si vaillamment dans la bataille n’osait pas même hausser le ton devant Isabeau – même à présent qu’il était duc. Un titre rien qu’honorifique, songea-t-il avec amertume, sa mère et son épouse partageaient toute l’autorité.
-Et toi, reprit la duchesse avec passion, quand accepteras-tu ta position ? Je sais ce que tu penses, mon fils, tu crois devoir réparer une injustice faite à cet homme que tu appelles ton frère, tu crois lui avoir volé sa naissance, mais il n’en est rien, m’entends-tu ? Il est sorti du ventre d’une gueuse et il n’aurait jamais été qu’un bâtard, avec ou sans toi. Ton père en a sans doute engrossé bien d’autres dans le pays – son visage se tordit dans une expression de souffrance que Vivian ne lui avait jamais vue – veux-tu partager ton héritage aussi avec ceux-là ? Tu es le seul, m’entends-tu, le seul héritier de mon époux Henri, le seul duc légitime, les autres ne sont rien !
Ses yeux brillaient avec force. Quelque chose dans la vibration de sa voix pénétra Vivian jusqu’au fond du cœur. Elle le regardait différemment à présent, comme s’il était son unique espoir, son unique raison de vivre ; oui, elle avait toujours cru en sa valeur, elle n’avait jamais pensé, elle, que Daniel aurait fait un meilleur héritier. Quelque soient ses raisons, elle était son appui, elle était la raison même qui le faisait duc, le rendant légitime à la fois par le sang et par sa foi en lui.
La duchesse poursuivit, sa voix s’adoucit, vibrante, tendre.
-Si tu savais, Vivian, comme j’ai souffert pour t’avoir… tu ignores ce que ta naissance a signifié pour moi. Tu es tout ce que j’ai, mon fils, et je mourrais plutôt que de te voir perdre ce pour quoi j’ai donné toute ma vie.
Vivian réalisait petit à petit à quel point sa mère avait été malheureuse, et il détestait cette idée. Il comprenait que son amour pour lui était absolu précisément parce qu’elle n’avait rien eu d’autre, et c’est pourquoi ce genre d’aveu le rendait profondément mal à l’aise.
-Mère, murmura-t-il, qu’auriez-vous fait si le chien m’avait mordu, si ce flamand m’avait fendu la tête ?
Isabeau ne s’attendait pas à cela ; la surprise la rendit muette un instant, et Vivian en profita, la voix raffermie.
-Sans Daniel, il y a longtemps que vous n’auriez plus d’héritier, ma mère. Contrairement à ce que vous pensez, il ne m’a jamais envié… il a toujours agi comme si… comme si sa vie valait moins que la mienne.
Il se souviendrait toute sa vie de l’adolescent se jetant sur le chien pour arrêter son attaque.
-Pouvez-vous nier cela ? N’est-ce pas le moindre que je puisse offrir à un chevalier qui m’a sauvé la vie deux fois ?
Sa mère se tut un instant ; elle baissa légèrement la tête, mais son regard se fit plus déterminé encore.
-Puisque tu parles du chien, te souviens-tu vraiment de ce qui s’est passé ?
-Je n’étais pas si jeune, mère, rétorqua Vivian.
Il était pris de défiance : sa mère oserait-elle nier que Daniel l’avait sauvé ?
-Pourtant, je crois que tes souvenirs sont déformés, mon fils. Je me souviens bien de ce moment… j’ai tout vu, moi aussi. Daniel s’est jeté sur l’animal comme s’il était une bête enragée lui-même. Dieu, il l’a tué en faisant éclater sa tête contre le puits. Comment un enfant de treize ans peut-il faire cela ?
Vivian était abasourdi. Il n’avait jamais envisagé la scène de cette manière : pour lui, Daniel avait été un héros.
Sa mère poursuivit dans un murmure :
-Il semblait… possédé par le Diable.
Elle croisa les mains sur sa poitrine dans une attitude de pieuse préservation.
-Ce n’est pas vrai, éclata Vivian. Il l’a fait pour me sauver, et il a failli mourir à ma place. Daniel n’a rien à voir avec le Diable, rien !
Il se sentit ridicule : l’aurait-il clamé si fort s’il en était sûr ? A bout d’arguments, il s’écria :
-C’est ma décision, mère, en tant que duc. Même vous ne pouvez pas vous y opposer. Daniel sera seigneur de Mourjevoic.
Les yeux d’Isabeau jetèrent un dernier éclair de colère, puis elle ploya la tête, dans une attitude de soumission qui lui allait mal.
-Oui, mon fils, tu es le duc. Je ne peux pas m’y opposer.
Vivian quitta la pièce, furieux contre lui-même, une bile amère dans la bouche.
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