Les Loups - 8

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La file des soldats progressait à travers la forêt. La mousse étouffait leurs pas, mais malgré cela leur présence n’était pas discrète : ils ne savaient pas marcher silencieusement en forêt, et leur armement émettait parfois un petit bruit de métal. Thomas craignait qu’ils ne fussent entendus de loin par les Loups. Son seul espoir, maintenant, était que l’entreprise du chevalier réussisse.

Quand il fut proche de l’orée des arbres, Thomas s’immobilisa. Sans se retourner, il sut que la troupe l’imitait. Le chevalier baissa vers lui un regard interrogateur.

-Nous sommes tout proche, chuchota le garçon. Il ne faut plus faire de bruit, à présent.

Il lança un regard suppliant à Daniel, espérant qu’il comprendrait. Celui-ci hocha la tête, et dit :

-Montre-moi.

Se retournant vers ses hommes, il ordonna :

-Attendez-nous ici.

Un murmure inquiet se fit entendre, mais sans leur laisser le temps de protester, Daniel indiqua d’un geste à Thomas d’ouvrir le chemin.

A son grand soulagement, le chevalier seul était beaucoup plus silencieux que la troupe de soldats ; si silencieux, même, que Thomas aurait pu douter qu’il le suivait s’il ne sentait pas le frottement de la cordelette contre son poignet.

Ils parvinrent à la limite des arbres, et l’ancien ermitage apparut.

C’était une vieille bâtisse dont un pan de toiture s’affaissait. Les Loups n’étaient pas bâtisseurs, et avaient tant bien que mal redressé ce qu’ils pouvaient. Construit de plain-pied, l’ermitage formait un L avec les anciennes dépendances, le poulailler et le cellier.

Les Loups étaient réunis au milieu de la cour. Ils semblaient en grand palabre – Thomas entendait distinctement tonner la voix du chef, bien qu’il n’en comprît pas les propos. Ils étaient si faciles à attaquer ainsi, songea-t-il. Même les sentinelles habituelles avaient joint la discussion. La troupe n’aurait même pas besoin de se disperser, et un instant tous ses anciens compagnons seront passés au fil de l’épée. Son cœur se tordit, les larmes envahirent soudain ses yeux, et sa bouche s’ouvrit spontanément pour crier un avertissement.

La main du chevalier se plaqua fermement contre ses lèvres.

-Trop tard pour les regrets. A présent, c’est leur vie ou la tienne.

Avec une force inattendue, il l’entraîna, toujours bâillonné. Thomas se laissa faire. Il avait irrémédiablement trahi les Loups.

Un instant plus tard, ils avaient rejoint le reste des soldats. Le jeune écuyer jeta un regard soupçonneux sur le garçon. Celui-ci baissa la tête, les joues en feu : son expression devait le révéler mieux que toute parole. Le seigneur donna ses consignes à voix basse :

-Ils sont très absorbés, mais tâchez d’être le plus discrets possible. Répartissez-vous sur une ligne, nous allons avancer lentement sans nous perdre de vue. A mon signal, chargez droit devant vous. Rappelez-vous : interdiction stricte de faire le moindre mal aux femmes, même si elles sont armées. Débrouillez-vous pour les neutraliser sans les tuer.

Ainsi fut fait. L’ermitage parut de nouveau à travers les frondaisons. Soudain, Daniel trancha d’un mouvement vif les liens qui le maintenait uni à Thomas, et bondit un avant avec un grand cri rageur. Une clameur lui répondit, et les soldats surgirent tous en même temps dans la clairière.

Les Loups furent pris complètement au dépourvu.

Demeuré à la lisière des arbres, trop hébété pour réagir, Thomas regarda la tuerie se dérouler sous ses yeux comme une scène de théâtre.

Les soldats étaient au nombre de quatorze, et la Meute comportait vingt-et-un membres. Les premiers furent fauchés avant d’avoir eu le temps de tirer leur couteau. Le redoutable archer que Thomas avait déjà vu à l’œuvre fit des ravages ; les Loups, eux, n’avaient pour toute arme de jet que leur fronde.

Au bout d’un moment, les Loups se ressaisirent, et un combat au corps-à-corps s’engagea. Mais la lutte n’était pas égale : les longues épées des soldats les mettaient hors de portée des dagues trop courtes des brigands, et ils étaient vêtus de cotte de maille tandis que les Loups étaient sans protection. Les Loups combattaient avec rage et bravoure, mais ils tombaient les uns après les autres. Thomas vit avec terreur le seigneur lever l’épée contre une jeune fille brune qui agitait son couteau devant lui pour l’éloigner – mais il retourna sa lame au moment de frapper et seul le pommeau toucha la jouvencelle à la tête, assez rudement pourtant pour la mettre à genoux, étourdie.

Soudain, une exclamation toute proche tira Thomas de sa contemplation.

-Maudit rat !

Le garçon se retourna brusquement et reconnut le malandrin au moment où il se jetait sur lui. Il le connaissait sous le nom de Pille-Gueule et la meilleure chose qu’il savait sur lui était que sa seule chance était de courir vite.

Il fit volte-face et détala.

Tandis qu’il fonçait droit devant lui, les bras devant le visage pour se protéger des branches qui le fouettaient, les imprécations du brigand le poursuivait.

-Judas ! Engeance ! Tu vas payer, par le Diable !

***

Les Loups trop fiers refusaient de se rendre, et se battaient jusqu’à la mort. Ils formaient de plus âpres adversaires que ne l’aurait cru Daniel ; certains étaient d’anciens soldats et retrouvaient leurs réflexes au combat. Mais ses propres hommes étaient bien mieux équipés, protégés par leur casque et leur cotte de maille, et leurs épées bien plus efficaces que les armes mal fourbies des pillards.

Au bout d’un moment, les rangs des Loups se clairsemèrent. Au moment où Daniel se dit que la victoire était acquise, un pressentiment lui fit tourner la tête juste à temps pour voir un des brigands abandonner le combat et s’élancer vers la forêt. Il crut un instant qu’il ne faisait que fuir, puis réalisa soudain qu’il se dirigeait vers l’endroit exact où il avait laissé Thomas, dont il vit le visage lunaire apparaître brièvement avant qu’il ne disparaisse, pourchassé par l’homme en furie. Une vague de frayeur envahit Daniel : il avait promis que Thomas aurait la vie sauve. Il s’élança à la poursuite des deux hommes ; un des fendeurs lui barra la route, il le balaya d’un grand mouvement de lame, presque sans le regarder ; le sang éclaboussa son surcot brun.

Quand le dernier Loup tomba, il avait disparu au milieu des arbres.

***

Thomas bondissait comme un daim. Pille-Gueule était plus massif et moins leste, il se glissait moins aisément entre la végétation. Il cessa bientôt ses injures, mais le garçon, malgré son avantage, continuait d’entendre son souffle rauque dans son dos. Il courait de manière de plus en plus désordonnée et aveugle, ne voyant les obstacles devant lui qu’au dernier moment. Une branche basse lui lacéra le flanc, mais la terreur le rendait insensible à la douleur. Il trébucha soudain, se redressa tant bien que mal, reprit sa course. Puis il trébucha une seconde fois, et soudain s’étala de tout son long, si vite qu’il n’eut même pas le temps de se protéger la figure. Il tenta de se relever aussitôt, mais il ne fut pas assez rapide. Ses cheveux furent brutalement tirés en arrière et une lame glacée se posa contre sa gorge ainsi offerte.

-Dis bonjour à l’Enfer, traître, souffla la voix haineuse du brigand à son oreille.

Une douleur fulgurante déchira le jeune garçon. Il porta instinctivement les mains à son cou, dans une vaine tentative de retenir le flot de sang qui jaillissait de la plaie béante. Il entendit un cri de désespoir, et connut un bref instant de chaleur en se disant que ce cri était peut-être pour lui.

Daniel rejoignit les deux hommes au moment où le brigand égorgeait Thomas.

-Non ! cria-t-il.

Le garçon tomba à genoux, les mains à la gorge, puis s’effondra. Le choc immobilisa un instant Daniel. Il ne reprit ses esprits que quand il vit le malandrin se jeter sur lui, la dague en avant. Il fit un mouvement pour esquiver, mais trop tard : la lame lui lacéra le bras. Une vague de rage envahit soudain Daniel. Son épée jaillit. Il frappa l’homme, plusieurs fois, aveuglément ; l’homme grogna, puis chancela ; Daniel le frappa encore, et encore une fois qu’il fut tombé. Il mit un moment à s’apercevoir qu’il s’acharnait sur un cadavre.

***

Guillaume vit réapparaître son maître au sortir des arbres, portant un corps dans ses bras. Il avait une mine effrayante, pâle comme un mort, le regard fiévreux. Il avait peine à soutenir son fardeau : son bras gauche profondément entaillé saignait abondamment. Le jeune écuyer se précipita pour l’aider à porter le corps, et reconnut la face lunaire de Thomas, ses yeux ouverts ne voyant plus rien. Une plaie béante traversait sa gorge et laissait voir l’os.

-Messire, vous êtes blessé ? s’écria Guillaume, mais Daniel ne parut pas l’entendre.

Tentant d’affermir son pas chancelant, il se dirigea vers sa petite troupe qui l’attendait. Aucun de ses hommes ne semblait sévèrement blessé : ils étaient tous debout, et entouraient quatre femmes agenouillées, les mains liées dans le dos. Elles paraissaient en état de choc, mais indemnes. Un des hommes d’arme tendit sans un mot une gourde à Daniel, qui y but à longs traits ; le vin mêlé d’eau lui ramena un peu de forces. Il se pencha vers les prisonnières.

-Mon nom est Daniel, et le duc m’a fait seigneur de ce domaine. Quel est votre nom, damoiselles ? Avez-vous, par le pays, des parents que vous voulez rejoindre ?

L’une des femmes, une blonde jeune fille, s’enhardit la première.

-Mon nom est Lucille, seigneur, et j’appartenais au village de Beaufaucon. Ma famille m’y attend peut-être encore. Je ne suis pas des Loups, seigneur, continua-t-elle d’une voix suppliante, j’ai été enlevé voilà cinq mois de cela…

-On m’a conté ton histoire, Lucille. Tu seras ramenée à ton village. Délie-là, Gant-de-cuir, fit-il à l’archer.

La seconde femme était âgée d’une quarantaine d’années. Elle était forte et musclée, et ses yeux brillaient de haine.

-Quant à moi, vous avez eu grand tort de m’épargner parce que je suis femme, messire ! Je suis une Louve, et bien je le revendique ! Vous avez tué mon compagnon. Que l’enfer vous torde les entrailles !

L’un des hommes bondit de colère et tira derechef son épée.

-En voilà une que la reconnaissance n’étouffe pas ! Vrai, je vais t’envoyer rejoindre ton homme !

-Paix-là ! cria Daniel. Puisque c’est ce que tu souhaites, femme, tu seras jugée comme un brigand.

Il se tourna vers la troisième jouvencelle. C’était celle qu’il avait dû neutraliser en la frappant de son pommeau.

-Mon nom est Philippa, seigneur. Je suis la fille du chef Georges… mais je n’aspire qu’à vivre une autre vie.

-Traîtresse, souffla la Louve.

-Ribaude, répliqua aussitôt la jeune fille d’un ton acéré. Qu’a fait pour moi mon père, qui mérite que je le pleure et meurt à cause de lui ?

-Assez, intervint Daniel. Philippa, si tu es sincère et que tu n’as commis aucun crime, tu auras la grâce. Et vous, damoiselle ?

La quatrième jeune fille avait de ces visages marqués auxquels il est difficile de donner un âge. Peut-être n’avait-elle pas plus de vingt ans, mais elle semblait avoir prématurément vieilli. Daniel devina qu’il avait là affaire à une grande souffrance, et répéta sa question d’un ton doux ; mais elle resta muette.

-Et bien, simplette, tu n’as pas plus de langue en présence d’un seigneur que d’un vil brigand, à ce qu’il semble, railla la Louve.

-Si tu ne tais pas, femme, je te fais bâillonner, gronda Daniel.

Il se sentait trop épuisé pour s’obstiner davantage, et donna l’ordre de se diriger vers l’église de Beaufaucon, où l’on devait soigner les blessés et se restaurer. Il insista pour que l’on ramène le corps de Thomas.

***

Lorsqu’ils entrèrent dans la nef de l’église Saint-Sébastien, Sara s’y trouvait déjà, en compagnie du prêtre. Elle poussa une exclamation de joie en voyant Lucille.

-Lucille, tendre enfant ! Que je suis heureuse de te savoir libre.

La jeune fille s’élança entre les bras de la vieille femme et fondit en larmes.

Daniel s’affaissa contre un mur de l’église, relâchant enfin ses efforts pour se maintenir vaillant. Son bras hâtivement garrotté s’engourdissait. Il vit dans un demi-flou Lucille quitter sans plus attendre l’église, escortée d’un des soldats, pressée sans doute de rejoindre sa famille. Il avait froid, trop froid, même en tenant compte de la température glacée de l’église.

Le visage de Sara s’imposa tout à coup dans son champ de vision. Elle passa une main chaude sur son visage. Daniel la sentit desserrer un peu son garrot ; le retour du sang lui donna une sensation de soulagement en même temps que de douleur.

-Tu as réussi, dit-elle.

-A quel prix, murmura-t-il. Thomas… il est mort.

Sara hocha la tête.

-Je l’ai vu. C’est un Loup qui lui a fait cela ?

Daniel acquiesça, se sentant plus misérable que jamais.

-Il l’a poursuivi dans les bois et l’a égorgé… et moi, je suis arrivé trop tard pour l’en empêcher. J’avais promis qu’il aurait grâce et protection, Sara ! Il est mort sous mes yeux !

-Calme, calme, mon Daniel… Dieu seul peut faire ce genre de promesse.

-Tu ne comprends pas…

-Crois-tu ? J’avais juré, moi aussi, qu’il n’arriverait jamais rien à ma fille…

Cela le fit taire. Mais la honte et l’angoisse ne quittèrent pas son cœur.

Sara se leva, et revint un peu plus tard avec une bassine d’eau chaude fumante et un linge. Elle commença à baigner l’entaille. Daniel ne put contenir un grognement sourd, mais elle passa rapidement la main sur son front et aussitôt la douleur reflua. Il se rappela que Sara était une guérisseuse de grands pouvoirs, et se sentit indigne de tant de soins.

-Il y a d’autres blessés, fit-il remarquer.

-Je sais, mais dans mon égoïsme, je t’ai donné la priorité. Ne t’en fais pas, bientôt j’aurai du renfort pour vous soigner tous.

En effet, quelques minutes plus tard, un brouhaha se fit entendre au niveau du porche. Des hommes et des femmes investirent les lieux, portant des couvertures, des vivres, du vin coupé d’eau qu’ils s’empressèrent de distribuer à la ronde. Lucille était parmi eux ; elle s’était sans aucun doute fait la messagère de ces secours inespérés. La jeune fille se dirigea vers eux et, avec des gestes d’infinie délicatesse, enveloppa Daniel dans une épaisse couverture en prenant soin de laisser libre le bras blessé. Le chevalier frissonnant se réchauffa enfin.

-Messire, soyez remercié pour ce que vous avez fait pour moi, dit-elle d’une petite voix. Etes-vous gravement blessé ?

-Non, damoiselle… Je vous remercie. Savez-vous qui est l’autre jeune fille qui était avec vous… qui semble muette ?

Lucille eut un geste désolé.

-Je sais seulement qu’elle s’appelle Margaux, messire. Elle était déjà prisonnière quand les Loups m’ont enlevée… je ne l’ai jamais entendu prononcer une parole.

-Le silence est une muraille entre soi et le monde, intervint Sara. C’est le refuge des âmes meurtries. Je ne crois pas que cette jeune fille soit muette. Je lui parlerai.

La jeune fille se leva, s’inclina, et repartit distribuer d’autres couvertures.

-Vois comme ces gens s’empressent de vous secourir, dit Sara. Vous êtes leurs héros maintenant. On parlera longtemps à travers Mourjevoic de la chasse des Loups et du sauvetage de la belle Lucille. Peut-être même en fera-t-on une chanson.

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