Au nom d'une fleur - 3

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Allongé sur une paillasse, Guillaume grimaçait au contact du linge mouillé avec lequel le père Simon tâchait de lui nettoyer le visage. Jehanne le regardait faire sans mot dire.

Elle savait parfaitement ce que le garçon lui reprochait : il la tenait pour responsable de tout, responsable du déshonneur et de l’arrestation de son mentor, responsable de ce nouveau maître qui le maltraitait. Ce jugement ne rencontrait que trop d’écho dans sa propre culpabilité.

Le prête tendit au garçon une gourde de vin.

-Bois généreusement. Il faut que je te fasse des points de suture, et ça va faire mal.

En effet, quelques minutes plus tard, le garçon gémissait et s’agitait sous l’aiguille du chapelain, malgré le chiffon qu’il tenait dans la bouche pour serrer les dents à loisir.

-Tiens-toi tranquille, si tu veux récupérer un visage honnête. J’ai soigné ton maître Daniel alors qu’il était encore plus jeune que toi, après s’être battu contre un chien enragé : sois aussi courageux que lui.

Ces mots eurent un effet prodigieux sur l’adolescent. Il ferma les paupières et s’immobilisa.

-Serre ma main, dit Jehanne en la lui tendant.

Le garçon hésita, puis lorsque l’aiguille s’approcha de nouveau, il saisit compulsivement la main de la jeune duchesse ; lorsque l’aiguille s’enfonça sous sa peau, il la serra à la broyer. Jehanne tint bon, consciente de ce que le garçon avait à endurer.

Lorsque le père Simon eut terminé son ouvrage, il conseilla au garçon de prendre bon repos et retourna vaquer à ses travaux. Jehanne voulut le suivre, mais Guillaume retint sa main, avec une impudeur qui, venant de tout autre, l’aurait offensée.

-Dame, murmura-t-il, est-ce qu’il va mourir ?

Ses yeux s’étaient remplis de larmes pendant que le père Simon opérait, que Jehanne avait attribuées à la douleur. Il semblait maintenant que c’était une souffrance toute différente qui les faisait couler.

Jehanne n’avait guère besoin de demander de qui il parlait. Ce qu’elle comprenait à présent, c’est qu’elle avait grandement sous-estimé l’affection que l’écuyer portait au chevalier Daniel. La folie qui l’avait prise contre son nouveau maître d’armes n’était pas celle de l’orgueil blessé – ou pas seulement.

Le ressentiment qu’il portait à Jehanne, également, apparaissait à celle-ci sous un tout nouveau jour.

-Non, murmura-t-elle. Vivian ne le fera pas exécuter, ni même juger.

Le visage de Guillaume s’ouvrit avec espoir, il parut attendre la suite, mais Jehanne ne se sentait pas la force d’achever. Il insista :

-Et que va-t-il devenir ?

-Il va… il va…

Jehanne était elle-même au bord des larmes et les retenait à grand-peine.

-…Il va le laisser où il est.

-Comment ? Jusqu’à quand ?

Jehanne se mordit violemment la lèvre.

Guillaume comprit petit à petit, et son visage se tordit de colère impuissante.

-Ce n’est pas possible. C’est indigne. Sire Daniel… Tout est de votre faute, ajouta-t-il tout à coup.

Elle serra le poing, maîtrisa sa colère. Elle était prête à endosser cette responsabilité devant Vivian, pour sauver son amant, mais elle savait que la vérité était différente. Ce genre de faute se commettait à deux.

-Ton maître serait donc bien faible de se laisser forcer par une femme, ironisa-t-elle. Je connais le dépit qui te fait parler ainsi. Toi qui es prêt à me vouer aux flammes de l’enfer, regarde donc si ton cœur est si pur. Et n’oublie pas que sans moi, tu serais peut-être mort aujourd’hui.

Elle entendait sa propre voix, altérée par le refoulement des larmes, et se sentit misérable. Elle fut surprise de voir Guillaume baisser le nez. Un silence s’installa, un silence de trêve, entre deux antagonistes qui réalisaient partager au fond les mêmes émotions.

-Dame, dit doucement Guillaume, je vais partir.

Jehanne le regarda. Il fixait le mur, mais son menton s’était relevé, son visage avait pris une expression floue.

-Je veux prendre l’habit des moines de l’ordre du Temple.

Cette idée s’était allumée dans son esprit voilà quelques mois. Il croyait l’avoir eue après avoir entendu Daniel expliquer, avec un amer sérieux :

-La chevalerie revêt un grand prestige, mais elle n’est là que pour canaliser la folie guerrière de certains, pour la muer en utile protection armée. N’oublie pas que c’est là la justification qui t’octroie le droit de porter épée et éperons, la défense du pays, la protection du peuple. Si tu t’adonnes à la violence, si tu utilises tes talents martiaux pour ton propre compte, ce n’est que brigandage et crime.

Cet énoncé lui avait fait forte impression ; mais que dire des chevaliers qui l’entouraient, dont certains semblaient précisément répondre aux dévoiements contre lesquels Daniel l’avait mis en garde ? Que dire de certains seigneurs qui pouvaient lancer leurs chevaliers contre ce peuple qu’ils étaient censés protéger ? La meilleure façon d’être un chevalier, avait-il conclu, était de répondre à la mission divine de l’ordre militaire du Temple : protéger les pèlerins se rendant en Terre Sainte. Certes, les Templiers ne s’y rendaient plus guère, mais les temps pouvaient changer, la rumeur d’une nouvelle croisade bruissait à toutes les cours de château.

Ce fut ce qu’il exposa à Jehanne, pour justifier sa décision.

Il taisait un autre motif, plus important encore, qu’il avouait moins aisément, même à lui-même. Guillaume espérait retrouver la paix du cœur dans le calme et la piété de la vie monastique ; oublier l’admiration trop passionnée qu’il vouait à son maître et qui lui avait fait comprendre que jamais il ne pourrait prendre femme. Il croyait, dans son ignorance, échapper à ce qu’il pensait être un péché inspiré par le démon, en allant vivre chaque heure du jour exclusivement entouré d’hommes.

Cette idée, nouvelle pour lui, était loin d’être originale parmi les hommes partageant de semblables passions. Jehanne en était avertie ; elle voyait les yeux brillants de l’écuyer lorsqu’il parlait de son maître, la manière rapide de prononcer son nom comme s’il craignait de s’y attarder, et elle devinait bien les raisons qu’il croyait garder secrètes. Elle se sentit envahie d’une pitié mêlée de honte : agité au fond du même désir qu’elle, il en avait été tourmenté sans même avoir péché, à son exact contraire.

-Mon père ne s’y opposera pas : je ne suis pas l’aîné de la famille, et il admire fort les ordres militaires. Si le duc y consent, j’achèverais ma formation auprès des Templiers.

Jehanne aurait voulu lui apporter soutien, mais que valait-il à présent ? Elle se demandait même pourquoi il s’était senti le besoin de lui confier son projet. Elle hésita, puis dit tout à coup :

-Guillaume, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour sortir Daniel de sa prison.

Il lui jeta un regard incertain. Puis il dit :

-Je prie Dieu pour que ce jour arrive.

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