Au nom d'une fleur - 4
L’altercation entre l’écuyer et son maître, et l’intervention de la jeune duchesse, parvinrent bientôt aux oreilles de Vivian. Jehanne parvint à faire croire que la porte de sa chambre était, par négligence, restée ouverte. Vivian ne put s’empêcher d’admirer l’agissement de son épouse ; il gagnait, songeait-il, à entériner ce retour en grâce auprès de ses gens, plutôt qu’à discréditer comportement si ducal. Aussi la réclusion de Jehanne se relâcha-t-elle sensiblement. Mais il demeurait, avec elle, sec et distant. Elle surprenait de temps à autre son regard sur elle, mais il ne lui parlait guère, et ne visitait plus jamais ses appartements. Il n’était pas prêt à pardonner.
Jehanne n’avait pas parlé à la légère, lorsqu’elle avait fait sa promesse à l’écuyer. Petit à petit, s’affirmait de plus en plus dans son esprit une idée tenace : elle allait faire évader Daniel. Ce n’allait pas être chose facile, mais pas impossible non plus : les geôles n’étaient pas gardées – pas pour un seul prisonnier. La difficulté était de trouver le moyen de forcer les portes. Pour cela, il y avait plusieurs possibilités : profiter du moment où le soldat qui descendait ses repas, voler les clefs, ou en utiliser de fausses. Mais elle ne pouvait agir seule, n’étant point encore libre d’aller partout sans surveillance, et de par son état qui devenait de plus en plus paralysant. Elle alla trouver Blandine, profitant d’un moment où celle-ci était seule. La pauvre femme semblait avoir vieilli de dix ans. A la vue de Jehanne, elle se ferma, et tout d’abord refusa de l’écouter ; Jehanne tomba à genoux devant elle, la supplia. A son grand soulagement, lorsque Blandine comprit quel était son projet, elle s’éclaira quelque peu et accepta aussitôt d’y prêter la main.
Au fur et à mesure que Jehanne fomentait des plans dans son esprit, surgissaient des doutes plus bloquants encore que des portes fermées : en admettant qu’elle parvienne à faire échapper Daniel, où irait-il ensuite ? Et même, s’il refusait de s’évader ? S’il était devenu trop désespéré, s’il avait perdu toute envie de vivre ? Ou encore, par ultime sentiment d’honneur ou de loyauté envers son ancien suzerain ? Elle redoutait qu’il en fût capable. Daniel était un homme extrême dans toutes ses démarches – un peu comme elle.
Blandine la convainquit qu’il fallait tout tenter quoi qu’il arrive. Elles avaient l’une et l’autre renoncé à l’espoir de voir Vivian le relâcher spontanément : Jehanne avait tout tenté pour lui faire assouplir la peine en bannissement, et il s’était mis dans une colère noire et avait menacé de pendre quiconque prononcerait à nouveau devant lui le nom de son frère. Il voulait l’oublier. Si Daniel mourait, songeait Jehanne, elle n’était même pas sûre qu’il le saurait. Pourtant, il avait aimé son frère. L’amour pouvait-il donc si rapidement se muer en haine d’égale force ?
Rapidement, voler les clefs pour délivrer Daniel s’était avéré trop risqué : elles se trouvaient dans la salle des gardes, fort rarement vide, et leur absence n’aurait pas manqué d’être rapidement remarquée : il eût fallu les dérober et faire évader Daniel dans la même heure, et qui sait si l’occasion se serait produite le jour dit ?
Jehanne écarta rapidement l’idée de profiter de l’heure des repas : cela aurait impliqué de blesser voire de tuer le soldat qui les portait, et elle ne voulait pas de victime collatérale. De plus, elle espérait réussir son entreprise sans être identifiée, de manière à ce qu’on ne puisse prouver – il y aurait sans aucun doute des suspicions – qu’elle ait mis la main à la liberté de Daniel. Finalement, Blandine et elle se décidèrent à utiliser des copies des clefs.
Blandine parvint à subtiliser le trousseau de la salle des gardes, un temps suffisant pour permettre à Jehanne d’imprimer leur forme dans la cire. Le trousseau contenait la clef principale des geôles, et celle de chaque cellule ; ne sachant laquelle ouvrait celle de Daniel, Jehanne dut faire un moulage pour toutes. Ensuite, elle s’empara de vieilles clefs, doubles de coffres ou d’armoires qu’elle possédait, et entreprit patiemment, nuit après nuit, de les limer pour les approcher de l’image de cire, jusqu’à temps qu’elles s’y conforment. C’était un travail de patience, fastidieux et long, très long. Les jours passaient, son ventre s’arrondissait toujours davantage, et Daniel était toujours en sa cellule.
***
Etait-ce le même jour ou non ? Il se retrouvait à murmurer sans fin « Vivian, Vivian, je suis désolé », à pleurer, à implorer : « Pardonne-moi ou tue-moi, mais ne me laisse pas ici. » La vieille douleur lui martelait les tempes, comme si une mâchoire de fer lui enserrait le crâne ; dans une vaine tentative de déplacer la douleur, il se lacérait les bras de ses ongles. Il avait mangé cette fois-là le contenu de son écuelle, y plaçant sa dernière possibilité de fuite ; mais ce n’était plus la même nourriture, et celle-ci était saine. Il s’était battu avec un rat, sans même se rappeler pourquoi ; il n’avait même pas vaincu, et la bestiole s’était enfuie en couinant. Des heures entières de la journée semblaient disparaître dans le néant : parfois, il ne lui semblait fermer les paupières que quelques secondes et soudain le carré de lumière indiquait qu’il était plus tôt que précédemment, sans qu’il ait vu le soleil se coucher et se lever.
Quand la douleur qui lui fouaillait le crâne devenait trop intense, il se mettait à crier désespérément : « Sara ! Sara ! »
Et puis une nuit, elle répondit.
-Je suis là, enfant.
La voix était reconnaissable entre mille, une voix grave, un peu fêlée, enveloppante. La joie éclata dans la poitrine de Daniel. Elle était accroupie devant le soupirail ; des barreaux les séparaient, mais elle parvint à glisser un bras que le prisonnier saisit avec ferveur. Il ne distinguait que sa silhouette noire et la masse de ses cheveux que nimbait la lumière de la lune – et ses yeux. Ses yeux luisant dans l’obscurité comme ceux d’un félin, comme les siens. Son autre main se tendit à travers l’ouverture, tenant quelque chose, un petit sac en toile. Il contenait une quantité de ce qui semblait être de petites billes.
-Ce sont des baies qui calment la douleur. Mais fais très attention à ne pas en mâcher plus d’une à la fois…
Sa voix avait un accent désespéré. La grande guérisseuse se trouvait soudain impuissante, dans cette forteresse écrasante où avait déjà disparu sa fille et qui broyait à présent son petit-fils.
-Ô sainte Vierge, murmura-t-elle, suis-je donc maudite ?
Elle entendait un autre appel, comme un écho à la douleur de Daniel, qu’elle s’efforçait pour le moment d’ignorer. Avec douceur, en tentant de masquer son abattement, elle glissa au détenu quelques paroles de réconfort, puis demanda :
-Qui vous a surpris ?
-Isabeau… toujours elle. Elle me hait presque autant que je la hais… que je la haïssais.
-Isabeau ? Pourquoi ? Pourquoi la hais-tu ?
Il ne répondit pas. Ses paroles n’étaient qu’à demi-cohérentes, ses yeux brillants semblaient habités d’un fond de démence.
-Mais ces derniers mois, je n’avais plus l’énergie de la haïr, je n’y pensais même pas, elle n’importait plus… car il y avait Jehanne ! Jehanne… sais-tu s’ils lui ont fait du mal ?
-Non, je ne sais pas… et son sort m’importe peu. Sans elle…
Sara se sentait vibrer de colère. La jeune duchesse était en pleine forme, elle en était persuadée : son statut la rendait presque intouchable. Mais Daniel, le fils de sa fille, pour n’être que le bâtard d’un duc, était laissé à croupir en cachot et glissait lentement vers la folie et vers la mort. Maudit soit le duc Henri, maudite soit la duchesse Jehanne, maudits tous ces nobles qui assouvissaient leurs désirs avec leurs inférieurs sans se soucier de les détruire !
-Sara, je t’en prie…
La main de Daniel relâchait la sienne, sa voix devenait alanguie. La drogue l’abrutissait.
-Sara, ne lui fais pas de mal. Ce n’est pas elle. C’est l’autre… elle est toujours là, depuis vingt ans, elle n’attendait que cela… après ma mère…
Les yeux de Sara s’agrandirent. La vérité échappait à Daniel en filet comme une outre qui fuit.
-Quelle autre ? Daniel ?
L’autre appel, là-bas, se faisait de plus en plus fort. Daniel s’avachit contre la paroi de sa prison, sa tête dodelina. Il a déjà trop pris de bouton-noir, songea-t-elle. Il va dormir, et probablement faire des rêves étranges.
-Enfant, adieu, murmura-t-elle.
Elle se redressa, déroulant lentement son vieux dos. Plus d’une journée de marche, depuis Mourjevoic. Ses jambes n’étaient plus celles d’autrefois. Elle essuya de la manche ses joues curieusement mouillées. Elle se sentait épuisée, vieille, impuissante. Mais il y avait encore quelque chose qu’il fallait qu’elle sache. A pas lents, elle contourna le donjon, chemina vers les communs. C’était de là que venait l’appel, comme un cri étouffé par les ans, le désespoir sans nom d’un enfant. C’était les pleurs qu’avait entendus Jehanne, une autre nuit, une nuit de lune rousse. Ils vibraient dans le cœur de Sara avec une intensité particulière, elle crut un instant qu’elle n’aurait pas la force de continuer. Elle s’approcha de la porte, un simple panneau dans les communs, dans une partie qui semblait inhabitée. Derrière, se trouvait une vérité qui terrifiait Sara, mais qu’elle voulait connaître à tout prix. Elle posa la main sur le loquet. La porte s’ouvrit sans résistance.
***
Isabeau se réveilla aussi soudainement que si un coup de tonnerre l’avait arrachée au sommeil. Mais lorsqu’elle se redressa et écouta l’obscurité autour d’elle, le cœur battant à tout rompre, tout était calme. Les braises achevaient de mourir dans le foyer et dispensaient une lumière chaleureuse. Il n’y avait pas le moindre bruit.
Isabeau se morigéna silencieusement et se recoucha, rabattant la courtepointe sur elle. Mais tout aussitôt, sa position si vulnérable la paniqua de manière complètement inexpliquée, comme si elle se mettait à la merci d’un assassin dissimulé dans le noir. Non, décidément, elle ne pouvait pas dormir. Elle se leva de nouveau, et, comme souvent lors de ses insomnies, se dirigea vers la fenêtre et repoussa les tentures qui dissimulaient l’ouverture. La lumière de la lune la frappa presque aussi violemment que celle d’un phare : elle était pleine, et brillait comme un joyau. Une ombre filante passa devant elle, et se posa sur le rebord de sa fenêtre. C’était un oiseau, un merle d’un blanc pur dont le plumage accrochait les rayons lunaires de manière presque irréelle.
« Isabeau ! »
Le cri avait traversé la nuit ; la duchesse s’immobilisa, comme foudroyée. Tout le château avait dû en être averti, songea-t-elle, mais aussitôt elle en douta : avait-elle entendu cette voix avec ses oreilles ? Le cri ne semblait pas vraiment venir de quelque part, il n’avait pas résonné contre les parois de pierres. Elle fut soudain saisie de terreur à l’idée que cet appel pouvait être d’origine divine. Et, lorsque son regard accrocha une silhouette sur les remparts, elle crut bel et bien à un ange vengeur. Ou était-ce un spectre, le spectre qui l’habitait, était-ce Iris ? Elle se sentait proche de défaillir. L’apparition possédait un flot de cheveux baignés de lumière lunaire comme les plumes de l’oiseau. Ses yeux brillaient comme deux braises dans l’obscurité. Mais ce n’était pas Iris : elle était bien plus petite que ne l’avait été la maîtresse de son mari. C’était une vieille femme, le visage ravagé par les ans et la souffrance ; elle n’en était que plus terrible.
-Isabeau ! Femme maudite ! Oui, maudite, maudite, pour avoir tué ma fille, ma fleur, mon Iris ! Pour avoir laissé son enfant sans mère ni père, pour le persécuter encore aujourd’hui ! Puisses-tu toi aussi être blessée au cœur, à travers la perte de ce qui t’est le plus cher !
Elle tendit un bras vers elle, ses doigts entrelacés dans un signe étrange. L’espace d’un instant, Isabeau crut réellement qu’elle avait arrêté son cœur. Une douleur foudroyante la traversa, puis aussitôt après se dissipa dans le rideau noir qui couvrait soudain ses yeux.
Le monde réapparut, reprenant peu à peu ses formes et ses couleurs. La lune brillait toujours de manière presque insupportable. Les remparts étaient déserts. Isabeau tremblait comme elle n’avait jamais tremblé de sa vie. Puis elle se mit à appeler :
-A l’aide, à l’aide ! A l’intruse !
***
-Mère, il n’y avait personne.
-Me traites-tu de folle ?
Vivian considéra la duchesse douairière. Elle avait le teint livide, les yeux caves, la tête échevelée. Elle faisait les cent pas dans sa chambre, saisissait nerveusement tout ce qui passait à sa portée, drap, rideau, parchemin, et le froissait ou le déchiquetait entre ses mains. Isabeau lut le visage de son fils et devina que la réponse qu’il formulait silencieusement n’était pas celle qu’elle attendait.
-Elle était réelle, plus réelle même que toi et moi ! Je n’ai pas rêvé. Tes gardes sont des incapables. Elle nous veut du mal…
-Mère, vous avez dit que c’était une vieille femme ? Que pouvons-nous craindre d’elle ? Soyez raisonnable.
Ce fut à son tour de regarder intensément son fils. Il était de taille moyenne, mais élancé, d’une grâce encore presque adolescente. Ses cheveux blonds, évanescents, se soulevaient au souffle léger de la fenêtre.
« Tu ne sais pas », pensa Isabeau. « Il y a encore tant de choses que tu ignores. Le monde n’est qu’une fange dans laquelle nous nous débattons tous… »
Elle le regardait, le seul enfant vivant de sa chair, l’être qui justifiait toutes les déceptions, toutes les haines, tous les crimes.
« Maudite ! »
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