Délivrance - 1

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Daniel voyait sa terre de Mourjevoic depuis le ciel, comme un oiseau. Il distinguait les entrelacs de ses cours d’eau, la brume qui s’en élevait, les petits villages qui venaient rompre la monotonie des grandes étendues plates. A l’endroit précis où Vivian et lui s’étaient arrêté, se dressait le moulin exactement tel qu’il l’avait imaginé, et son cœur se gonflait d’orgueil à la vue de la grande roue à aube qui tournait indéfiniment sous la force de l’eau. Quelque part en lui, une voix soufflait que tout cela n’était pas réel, qu’il n’avait pas été seigneur assez longtemps pour bâtir ce moulin, mais il l’ignorait pour le moment. Rien ne devait gâcher cette béatitude, cette échappée qui prendrait fin bien trop tôt. Il s’attarda au-dessus de son ancienne demeure, qui paraissait de ce point de vue à peine plus grande que les fermes avoisinantes. Il contempla l’étang de la Belette où le soleil se brisait en millier de diamants.

Ce n’était pas la première fois qu’il rêvait ainsi. Parfois, il revoyait les grandes villes qu’il avait eu à peine le temps d’admirer, lorsqu’il marchait vers les Flandres à la suite de l’armée royale. Cette fois, il se mêlait à leur population, flânait dans les marchés, son regard envahi de toutes les couleurs des laines, des soies, des colifichets sur les étals, par celles des robes et des coiffes éclatantes des dames qui fouillaient parmi eux. Il déambulait parmi la foule sans que personne ne l’envisage, comme s’il était invisible ; la sensation de liberté était enivrante. Il était plongé tout entier dans les spectacles qui s’offraient à lui, comme un jeune enfant émerveillé ; nulle pensée, nulle réflexion ne venait troubler cette contemplation.

Quelquefois ces doux rêves se muaient en visions bien plus délirantes. Il relisait les plus beaux manuscrits de la bibliothèque du chapelain, admirait les enluminures où des monstres à figure mi-humaine mi-animale se tordaient et s’entrelaçaient ; soudain, ces créatures prenaient vie sous ses yeux, grandissaient, envahissaient la pièce de leurs rires, l’étreignaient. Elles l’entraînaient dans un univers trop étrange pour être décrit, où ni le temps ni l’espace ne semblaient délimités, ou toutes les sensations se mêlaient et se mélangeaient, où les sons pouvaient être piquants comme la pointe d’une aiguille, ou doux comme le vair. Les créatures elles-mêmes se confondaient parfois avec des femmes magnifiques et envoûtantes ; elles lui faisaient connaître des mondes de sensation où la douleur et le plaisir ne se distinguaient plus nettement.

Ces rêves paraissaient durer des heures ou des jours. Mais toujours ils prenaient fin. Cette fois-là, comme toutes les autres fois, il reconnut la sensation familière de la conscience qui s’éveille. Quoiqu’il fît pour lutter, sa conscience le ramenait impitoyablement à la réalité ; et il ouvrit les yeux, hébété et hagard, dans l’horreur de sa situation réelle. Il était étendu à même le sol sur la pierre glacée et humide ; son corps si léger il y a un instant n’était qu’un terrible fardeau. Il était entouré de murs implacables qui avaient fait disparaître à ses yeux l’existence même du monde extérieur, l’existence même de tout autre humanité. Le noir était presque total ; il devait faire nuit, à moins que même le soleil n’ait été que mensonge. Il tremblait de froid, la soif lui brûlait la gorge, la vermine courait dans sa barbe et sur son corps ; il poussa un cri de révolte, qui n’était guère plus fort que le gémissement d’un chiot. La main fébrile, il tâtonna à côté de lui jusqu’à ce qu’il touche le sac de toile que lui avait donné Sara. Il y plongea la main, saisit plusieurs baies sans se soucier de savoir combien, et les fourra avidement dans sa bouche. Il faillit renverser la cruche d’eau en voulant l’attraper, engloutit de longues lampées assoiffées. Déjà, la torpeur bienfaisante se faisait sentir de nouveau ; elle entraînait Daniel loin de ce qu’il ne supportait plus, vers des visions merveilleuses, vers l’oubli qu’il désirait.

***

Aujourd’hui était le jour. Jehanne s’efforçait de ne pas prêter attention à la terreur qui l’étouffait. Aujourd’hui était le jour et elle ne devait se concentrer sur rien d’autre que sa tâche avant de l’avoir accomplie.

Son ventre était lourd, bien trop lourd, tandis qu’elle se levait péniblement de sa couche avec l’aide de Blandine et se dirigeait vers le passage derrière la tapisserie. Façonner des doubles du trousseau qui ouvrait les cachots avait pris beaucoup trop de temps. Elle était enceinte de près de huit mois, et sa démarche était difficile. Comment espérer libérer un prisonnier dans ces conditions ? Elle s’était demandé plusieurs fois s’il n’était pas plus sage de laisser Blandine – plus très jeune, et qui n’avait jamais été très vive ni très agile, mais ne portait pas un fardeau dans son ventre – opérer seule. Mais le cœur est meilleur lorsqu’on est deux ; Blandine ne manquait pas tant de bravoure, mais l’entreprise était si risquée, surtout pour une servante, que le plus courageux pouvait flancher. Jehanne ferma à demi les yeux. La raison, la vraie raison qui animait ses pas malgré sa lourdeur, c’est qu’elle avait trop besoin de savoir. De savoir comment il avait supporté ces mois d’incarcération, de le voir, de le toucher, de savoir s’il la haïssait, de lui demander pardon. Tout en descendant lentement les degrés, elle gardait le visage de Daniel en permanence dans son esprit, son regard bleu qui la regardait comme s’il se demandait si elle était vraiment réelle, et ce regard la soutenait. Au bout, tout au bout de ce chemin long comme un chemin de croix, se trouvaient ce regard et cet homme. Elle s’interdisait pour le moment de se demander si les deux n’avaient pas changé.

Quand les deux femmes débouchèrent hors du cellier, un vent frais les balaya. La nuit était parsemée de nuages à travers lesquelles la lune brillait par intermittence. Avec un calme et une lucidité qui l’étonnèrent elle-même, Jehanne mesura la distance à parcourir pour pénétrer à nouveau dans le donjon, et enregistra le trajet pour être en mesure de le parcourir lorsque la lune serait voilée.

Un instant, une occasion se présenta : les nuages dissimulaient la clarté de l’astre, les rendant invisibles. Elles ne voyaient presque rien, mais avaient suffisamment repéré le chemin et connaissaient bien le château. Pourtant, pendant un fragment de seconde, Jehanne hésita à donner le signal, soudain retenue par un doute terrible comme la bride retient un cheval prêt à se lancer. Blandine lui prit la main, et impérieusement, lança :

-Allons-y !

Jehanne se laissa guider sans résistance. Elles se faufilèrent le long du mur ; mais Jehanne ne pouvait aller vite, et la lune se dégageait déjà. Les dernières secondes, elles furent visibles presque comme en plein jour. Jehanne s’efforçait de ne pas y penser et de se concentrer uniquement sur la porte de bois qui était leur objectif. Enfin, elles l’atteignirent et s’engouffrèrent à l’intérieur.

Un noir d’encre, à peine altéré par le fin rayon de lune qui filtrait à travers l’huis, s’abattit sur elles. Sans un mot, Blandine tendit à Jehanne la petite lampe à huile qu’elles avaient emportée. Laborieusement, en tâtonnant, Jehanne parvint à l’allumer. La flamme soudaine n’éclairait que peu, mais la jeune femme sentit le regain d’énergie sensible qu’elle ranimait dans leur deux cœurs.

Elles parvinrent à l’entrée des geôles. La porte grillée allait-elle grincer ? Jehanne avait apporté dans le doute la petite réserve d’huile qui aurait pu leur permettre de lubrifier les gonds, mais elle comprit que c’était stupide : certains gonds étaient bien trop hauts pour qu’elle puisse les atteindre. Elle pourrait peut-être huiler ceux du bas… La panique la saisit soudain : elle n’avait plus le temps, il lui semblait que des heures déjà étaient passées depuis qu’elle avait quitté la chambre. Avec fièvre, elle saisit le trousseau de doubles, adressa muettement, mais avec ferveur, une prière désespérée à la Vierge, à Jésus et à qui voudrait bien l’entendre ; puis elle pénétra la plus grosse clef dans la serrure.

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