Chute - 4

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Tout était allé bien pendant quelques jours. Ils avaient trouvé refuge, lorsque la nécessité s’était faite trop forte, dans quelque maison de paysans qui vouaient aux Autremont une fidélité que même Vivian trouvait étonnante, pour le peu que les seigneurs s’étaient souciés d’eux. Ils avaient trouvé l’occasion d’acheter à un marché deux chevaux, point de nobles destriers, mais des bêtes endurantes à la route, qui leur avaient permis de progresser beaucoup plus vite, Amelina avec Vivian, Lucie la nourrice avec Jehanne. Une fois, tout de même, Vivian avait demandé à son épouse et salvatrice :

-Où comptes-tu aller ?

Il chuchotait, pour ne pas se faire entendre de leurs hôtes, un couple qui dormait à quelques mètres d’eux, avec leurs enfants. Tourné vers lui, le visage de Jehanne était rose à la lueur des braises du foyer. Ils étaient allongés à même le sol, et se serraient l’un contre l’autre sous la couverture pour se tenir chaud. Le jeune duc n’avait pas vraiment jugé nécessaire de poser la question jusqu’à présent. Il faisait une confiance aveugle à cette femme venu le délivrer. Mais il voyait à présent Amelina grelotter sous la laine humide, contre sa nourrice, et l’inquiétude de l’avenir le gagnait à nouveau, à cause d’elle. Certes, il aurait pu vagabonder avec Jehanne jusqu’au bout du monde, sans guère s’en soucier ; mais avec un enfant si jeune, c’était différent.

-Je pensais à l’Italie. Nous pourrions trouver refuge auprès de la papauté. Après tout, il se bat pour l’ordre du Temple et ne pourrait refuser aide à un seigneur qui a protégé ses membres. Mais de toutes les façons, il nous faudra faire une étape pour nous équiper pour ce voyage. J’escompte trouver refuge chez mon oncle Nicolas de Fumanal, le frère de ma mère.

-Tu le connais bien ?

Jehanne hésita.

-Il me portait beaucoup d’affection quand j’étais petite. Je l’ai moins vu après la mort de ma mère, mais il reste dans mon esprit comme un homme loyal et qui accorde de l’importance à sa famille. Il ne refusa pas, je pense, de me porter secours un temps.

Ce n’était pas un mauvais plan, estimait Vivian en repensant à cette conversation, tandis que leurs montures les emportaient de nouveau. La Providence jusque-là leur avait été si favorable que Vivian ne doutait plus de son succès, quand les cavaliers apparurent.

Leurs silhouettes se détachaient nettement sur l’horizon, quatre ombres devant le soleil qui se levait. Au début, Jehanne avait dit :

-Ce ne sont peut-être que des cavaliers ordinaires. Rien à voir avec nous.

Par prudence, tout de même, les fugitifs avaient pressé le pas de leurs montures. Bifurqué plusieurs fois vers des chemins moins passants, dans l’espoir de voir les cavaliers prendre une direction différente.

Mais les cavaliers continuaient à apparaître derrière eux, et leur allure était plus rapide que la leur, car ils paraissaient toujours plus proches, si bien qu’ils purent voir le reflet du froid soleil d’hiver sur leurs cuirasses. Le doute n’était plus permis.

-Ce sont des soldats, et ils nous pourchassent.

Leurs hôtes les avaient-ils trahis ? Les cavaliers suivaient-ils leur trace depuis le début de leur fuite ?

Ils firent forcer l’allure à leurs chevaux, mais leurs montures avaient chacune à supporter le poids de deux personnes, et étaient certainement moins rapides et racées que celles de leurs poursuivants. Vivian, d’instinct, serrait plus étroitement sa fille assise devant lui, et comme en réponse, elle s’accrochait davantage à son bras. Il voyait l’angoisse tendre le visage de Jehanne, à côté de lui. Elle lui jetait, à lui et à Amelina, des regards furtifs. Il croyait deviner les pensées qui agitaient son esprit, mais il ne les comprit vraiment qu’un peu plus tard.

La route faisait un grand virage, les cavaliers étaient momentanément hors de vue ; tout à coup, Jehanne arrêta son cheval en criant :

-Halte !

Avec retard, Vivian réfréna à son tour sa monture. Jehanne regardait, sur le côté droit de la route, à quelques centaines de mètres, une chapelle de petites dimensions, modeste édifice de pierre bâti sur un petit monticule. Seule la croix dont elle était surmontée la distinguait vraiment d’une quelconque bergerie ou autre bâtisse paysanne. Le jeune homme ne comprenait pas ce qui dans cette chapelle avait pu retenir son attention au point de freiner leur fuite. Jehanne tourna la tête et dit :

-Lucie, avec Amelina, vous allez vous cacher ici.

Elle ne regardait ni l’une ni l’autre, mais Vivian, avec une intense expression d’angoisse et de supplication.

-C’est le seul moyen. Vivian et moi allons continuer notre course, entraîner nos poursuivants loin de vous.

Vivian comprit tout à coup. Il étreignit sa fille des deux bras, comme si cela pouvait suffire à la protéger.

-Elle est trop petite ! On ne peut pas l’abandonner !

-C’est pour cela que Lucie doit rester avec elle. Oh, Vivian, fit Jehanne en fondant tout à coup en larmes, ne comprends-tu pas ? Elle est l’héritière légitime du duché. Victor ne la laissera pas vivre. Je me ferais brûler vive plutôt que de la laisser entre ses mains !

Vivian sentit son cœur s’alourdir. Mais elle avait raison, et ils n’avaient plus le temps de réfléchir davantage. Ils mirent pied à terre. Vivian regarda sa fille comme il l’avait rarement fait jusqu’alors, pour imprimer dans sa mémoire le maximum de détails, la moue tremblante aux coins de sa bouche, le rose que la course avait donné à ses joues, ses cheveux sombres collés sur son visage, et entre les mèches les immenses yeux qui le regardaient avec incompréhension. Il aurait voulu trouver quelque chose à dire, mais l’émotion troublait son esprit, et il ne put que l’embrasser sans un mot.

Jehanne s’agenouilla à son tour auprès d’elle. Elle ôta de son cou la petite médaille de Marie qu’elle portait toujours, avec les armes des Beljour gravées sur le revers, et le passa au cou de sa fille.

-Où que tu sois dans le monde, je te retrouverais. Je te le jure.

Elle l’étreignit avec force. Cela dura un trop court instant, ou peut-être l’éternité. Chaque seconde qui passait rapprochait leurs poursuivants. Puis Jehanne se releva, brièvement étreignit Lucie.

-Jure que tu protégeras mon enfant comme si c’était la tienne.

-Dame, je le jure.

Jehanne détacha le poignard à la ceinture et le lui tendit. La jeune nourrice le saisit en tremblant. Vivian doutait qu’elle soit capable de l’utiliser, malgré son serment. A quels hasards de fortune ils remettaient leur fille !

Lucie prit Amelina dans ses bras, qui se mit soudain à pleurer, comme si elle réalisait tout à coup ce qui se passait. Vivian sentit son cœur se tordre, mais il cria :

-Courez vite ! Courez vous cacher !

La jeune femme se hâta vers la chapelle, serrant Amelina. Tandis que Jehanne et lui remontaient sur leurs chevaux, il ne quitta pas leurs frêles silhouettes des yeux jusqu’à ce qu’elles aient disparues dans l’édifice. Il entendit un bref sanglot. Il se retourna brusquement, mais Jehanne avait déjà recomposé sa figure. Malgré les larmes qui coulaient sur ses joues, son expression était déterminée.

-Allez, dit-elle, et ils lancèrent à nouveau leurs montures en avant.

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