La futaine et la soie - 2

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Guy de Mismille pensait avoir bien calculé. Il ne s’attendait certes pas à ce que l’annonce qu’il avait à faire susciterait chez cet homme sombre et laconique une telle réaction ; sa vivacité aurait dû le mettre en alerte. Deux louis d’or pour délivrer le message, vingt s’il parvenait à tuer son destinataire ; c’était un genre de mission qu’il avait déjà réalisé par le passé, c’était bien pourquoi Victor de Galefeuille avait fait appel à ses services. Certes, l’homme était intriguant : plusieurs des paysans auprès desquels il avait cherché sa route s’étaient signés en parlant de lui, comme s’ils sentaient l’odeur du soufre. Il n’y avait pourtant rien d’extraordinaire à la demeure qu’il trouva, modeste pour un seigneur, si ce n’était la grâce farouche de la servante qui l’accueillit. Quand le chevalier entra, il commença à comprendre la réaction des paysans. Une aura d’étrangeté entourait l’homme, peut-être à cause de la surprenante beauté de ses traits, plus proche de celles des angéliques figures des églises que de celle des hommes de guerre. Mais homme de guerre il était, comme il sut bien le montrer par la suite. Vrai, Guy avait bien cru qu’il allait se faire fendre en deux quand il avait annoncé la condamnation à mort de Vivian d’Autremont. Il comprenait mieux pourquoi le sire de Galefeuille l’avait chargé d’une telle mission : c’était le genre d’homme trop fidèle dont il valait mieux se débarrasser. Certainement, Victor lui-même devait nourrir fort peu d’illusion sur la chance qu’un tel vassal prête allégeance à celui-là qui avait livré son maître à la justice du roi. Lorsque Guy lui apprit que la petite duchesse était morte en tentant de fuir, il eut l’impression de lui porter un second coup de poignard. L’homme pâlit si fortement que Guy crut qu’il allait se trouver mal. Il était bouleversé, et un homme bouleversé est un homme affaibli. A la fin de la conversation, lorsqu’il le chassa sèchement, Guy prit son temps pour se lever et récupérer ses effets : comme s’il ne pouvait plus supporter de le voir en face, son hôte lui avait tourné le dos. Ils étaient seuls. C’était sa chance. S’agenouillant, il saisit vivement la dague dissimulée dans ses bottes et se précipita sur l’homme, la pointe levée. Il lui avait semblé ne faire aucun bruit, mais au dernier moment l’homme pivota, et la lame s’abattit dans l’épaule au lieu de se ficher entre les omoplates comme Guy l’avait prévu. Sa victime poussa une sorte de rugissement. La dague ripa sur l’os, faisant trébucher Guy. La seconde qu’il mit à se rétablir fut la seconde de trop : l’homme tira son épée de son bras valide et la lui passa à travers le corps. Une étrange lucidité envahit Guy en même temps que le sang dans sa bouche : cette fois, il avait été trop gourmand, il avait mal jaugé son adversaire, et cette erreur serait la dernière.

Au cri de Daniel, tout le monde dans la cuisine bondit. Philippa ouvrit grand la porte, et poussa à son tour un cri étranglé : le hérault était empalé sur l’épée de Daniel. Il la retira d’un mouvement brusque, et Guy de Mismille s’effondra comme une poupée de chiffon. Mais il n’était pas mort encore, et son agonie fut horrible à voir : il tentait de respirer à travers le flot de sang qui jaillissait de sa bouche. Ses efforts faisaient tressaillir tout son corps et formaient des bulles au coin de ses lèvres. Philippa crut qu’elle allait vomir. Enfin, le regard du messager se vida et il ne bougea plus.

– Daniel, s’exclama Sara, tu es blessé ?

C’était une affirmation plus qu’une question : Philippa s’aperçut que le vêtement de Daniel était déchiré à l’épaule, exhibant une longue plaie.

– Il m’a attaqué dans le dos, répondit Daniel d’une voix rauque. Mais ce n’est rien. Il a glissé sur l’os.

Malgré tout, il était anormalement pâle, et s’assit lentement comme un homme en grand état de faiblesse. A la surprise de Philippa, son visage se couvrit tout à coup de larmes et il se cacha les yeux de son bras valide.

– Philippa, veux-tu aller chercher de l’eau et de la charpie propre, ordonna Sara, et un instinct commanda Philippa d’obéir aussitôt, chose qu’elle ne faisait pas souvent. Sara disparut dans la pièce voisine. Bruno s’assit devant Daniel. Jacques bougonna :

– Je m’occuperai du corps. Je suppose qu’il vaudrait mieux que personne ne le trouve.

– Cache-le si tu peux, mais ils finiront pas savoir que je l’ai tué, dit sombrement Daniel.

– Qu’est-ce que cela implique ? demanda Bruno. Non, attends, commençons par le début. Que t’a-t-il dit ?

Sara revint, suivie de Philippa. La vieille femme tenait un fin couteau, et commença, avec des gestes précis, à découper le tissu autour de la blessure de Daniel. Jacques poussa le cadavre sur le côté et s’appuya contre le mur. Il sortit d’une de ses poches une herbe qu’il avait l’habitude de mâcher lorsqu’il était nerveux. De l’autre main, il fit tourner la petite sculpture de bois qu’il avait entamé.

– Que t-a-t-il dit ? insista Bruno. Allons, crève l’abcès.

– Il a dit… il a dit que Vivian était accusé de trahison et d’hérésie… Il a déjà été jugé par le bailli au nom du roi. Il sera pendu dans quinze jours, à la Sainte-Agathe.

Il y eut un silence choqué. Puis Bruno dit :

– Notre sire Vivian ? Hérétique ?

– Je suis sûr que c’est faux ! Vivian ne s’intéresse pas même assez aux choses spirituelles pour devenir hérétique… Ce pourceau de Victor… je ne sais comment, mais il a manigancé tout cela. Il sera nommé duc d’Autremont à la place de Vivian, comme il l’a toujours voulu. Il nous hait.

– Nous, releva Jacques. Il y a un nous à présent.

Daniel leva les yeux vers l’homme. Les yeux piqués de jaune de Jacques luisaient d’un éclat dur.

– Pour Victor, il y a certainement un nous. J’ai beau être un bâtard, je suis du sang des Autremont, et c’est pourquoi il a tenté de me faire assassiner. Ou de me faire tuer son messager, ce qui est encore mieux pour lui.

– Pourquoi ?

– Tuer un héraut est un acte de guerre contre son maître. Maintenant, Victor peut me faire arrêter pour meurtre et trahison, moi aussi.

– Mais il t’a attaqué ! Nous en sommes témoins !

Daniel marqua un temps. Il ne regardait personne, mais Philippa avait la sensation que son esprit prenait pleinement conscience de la présence de chacun d’eux.

– Oui, dit-il finalement. Vous êtes en danger. Il va falloir que vous partiez. A l’ermitage des Loups, par exemple. Oui, c’est une bonne cachette. Philippa vous guidera.

– Attends, attends, fit Bruno. Tu vas trop vite. Pourquoi…

– Parce que Victor viendra tôt ou tard, prendra prétexte du meurtre de son héraut pour m’arrêter et ravager ma terre, et sans doute tuer ceux qui auraient une version différente de ce qui s’est passé, et que je refuse que vous soyez sur son chemin.

– Pourquoi voudrait-il si fort ta mort ?

– Par haine, ou par ambition, sans doute les deux à la fois. Tant qu’il restera un descendant des Autremont en vie, sa légitimité sur le trône ducal n’est pas assurée : il peut toujours se trouver des partisans pour lever les armes contre lui.

– Donc tu viendras avec nous, dit Sara d’une voix incertaine.

– Impossible. Vivian a besoin de moi.

– Vivian ?!

Jacques se redressa tout à coup, et cracha l’herbe qu’il mâchonnait sur le cadavre de Guy de Mismille.

– Vivian ? Es-tu en train de dire que tu vas nous abandonner pour partir au secours de ce… Bon dieu, il t’a jeté en prison comme un malpropre et il a fallu te récupérer à la petite cuiller quand tu es revenu ici… Que comptes-tu faire au juste, le faire évader de prison à grands coups d’épée ? Tu ne lui dois plus rien !

Daniel se leva. Mais aussitôt Sara, avec une force étonnante, le força à se rasseoir en appuyant sur ses épaules, ce qui fit gémir le jeune homme.

– Assis. Je n’ai pas fini.

Daniel obtempéra à contrecœur. Philippa le regardait avec curiosité, comme si elle le découvrait à nouveau. Daniel reprit, d’une voix hachée :

– Il aurait pu me condamner à mort, s’il l’avait voulu. Ou au moins me priver de tout, et il m’a même laissé Mourjevoic. Il m’a épargné, parce qu’il… parce qu’il m’aimait malgré tout, je crois. Je ne peux pas rester sans rien faire et me cacher en sachant que pendant ce temps-là ils le pendent ; impossible !

Il y eut un silence. Jacques poussa un soupir d’où émanait un vague grognement. Daniel enchérit :

– Mais je ne veux pas vous perdre, vous non plus. J’ai besoin de vous savoir en sécurité, à l’ermitage.

– Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ? demanda Sara.

Jacques et Philippa la regardèrent avec surprise. Les yeux gris de Bruno restèrent impénétrables.

– Il t’a dit quelque chose d’autre, insista Sara.

– Il a dit…

Il hésitait.

– Il a dit que Jehanne… dame Jehanne… qu’elle était morte.

Les larmes se mirent à nouveau à couler de ses yeux, et il détourna le visage.

– Peut-être a-t-il menti, mais je ne vois pas pourquoi il l’aurait fait.

Les deux vieillards affichèrent un air consterné. Philippa, elle, se sentit bouillir. Il la pleurait, deux ans plus tard ! Il ne l’avait pas oubliée ! Pensait-il à elle pendant leurs étreintes ? Elle se sentait trahie. Jacques semblait partager son indignation :

– Tu pleures pour une femme que tu as connue six mois et qui t’a abandonné ?

Daniel se mit tout à coup à rougir de colère. Il se leva d’un coup, et cette fois même Sara ne put le retenir. Ses yeux étincelaient et il avait la main sur le pommeau de son épée : son expression à travers ses larmes était effrayante. Philippa crut qu’il allait se jeter sur Jacques et lui passer sa lame au travers du cœur comme il l’avait fait avec le messager ; Jacques fit un pas en arrière. Mais Daniel s’arrêta de lui-même, et les deux hommes se toisèrent. Pour la première fois, Philippa remarqua quelque chose de leur lien de parenté : leurs expressions étaient jumelles et leurs yeux brûlaient de la même flamme.

– Tu pourrais me tuer, n’est-ce pas ? dit Jacques. Tuer t’est facile.

– Va-t-en, Jacques. Va à l’ermitage. Car je veux que tu vives, malgré tout. Demain, vous partirez à l’aube, et moi aussi.

Bruno demanda doucement :

– Que feras-tu, si tu parviens à sauver Vivian ?

– Je ne sais pas encore, reconnut Daniel. Peut-être fuirons-nous à l’étranger.

– Alors nous ne te reverrons pas, ajouta le vieillard de sa voix ténue.

Ils se turent. Philippa sentit son cœur couler comme pierre. Daniel les abandonnait, il l’abandonnait, elle.

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