La futaine et la soie - 3
La nuit était tombée, une nuit noire comme le deuil. Daniel fixait le feu, incapable de dormir. L’épuisement le faisait rêver les yeux grands ouverts, et il voyait Vivian arrêté, Vivian pendu, et Jehanne levant la main dans les flots pour quémander une aide qui n’arriverait pas, jusqu’à ce que l’eau lui ferme la bouche à jamais. Et le duc Henri, et sa mère, et tous les hommes morts de sa main, toute une macabre foule autour de lui comme les membres d’un tribunal. Le feu était son bûcher, il était immobilisé au milieu des flammes sans pouvoir battre un cil, et les flammes le léchaient sans qu’il puisse même hurler sa douleur…
Une main douce se posa sur son épaule et l’arracha brusquement à ses cauchemars. C’était Sara. Elle se pencha vers le feu, et son corps isola un instant Daniel de la chaleur du foyer, lui donnant par contraste une sensation de fraîcheur bienfaisante. Puis elle s’assit à son endroit favori, sur la pierre d’angle de l’âtre. Les ombres creusaient les milliers de rides qui parsemaient son visage. Son ossature anguleuse saillait sous le tissu de vieille toile qui la couvrait. Elle paraissait si vieille qu’elle semblait sans âge. Daniel ressentit un élan douloureux : il allait la perdre, elle aussi, comme il perdait fatalement tous ceux qu’il aimait, pourquoi même pensait-il pouvoir se battre contre cela ? Les anges au ciel devaient rire de ses efforts…
-Daniel, tout est ma faute.
-Ce n’est pas ta faute, dit-il mécaniquement.
-Si. Ecoute-moi. Quand j’ai su que mon Iris… quand j’ai su que c’était cette femme qui avait causé sa mort… je l’ai maudite ! Comprends-tu ? J’ai maudit la duchesse Isabeau. Je lui ai juré qu’elle serait touchée au cœur par la perte de ce qui lui était le plus précieux. Comprends-tu à présent ?
Elle se recroquevilla, les yeux levés vers lui dans un regard de supplication.
-Ce qui lui est le plus précieux, c’est son fils. Tout ce qui arrive est ma faute. Et toi, tu vas au-devant de grands dangers pour le sauver, mais c’est inutile, comprends-tu ? Oh, je t’en prie…
Daniel secoua la tête avec fatigue.
-Ce n’est pas toi. C’est Victor qui l’a piégé.
-Tu n’espères pas vraiment le sauver ! Dans le fond, tu espères mourir avec lui !
Daniel la regarda avec surprise. Dieu qu’elle paraissait fragile et misérable, c’était elle qui avait peur de le perdre, et il eut honte tout à coup.
-Je le sauverai si je peux, dit-il. Je ferai ce que je peux pour rester en vie.
-Est-ce une promesse ?
-Ç’en est une.
Le regard de Sara se fit plus aigu. Un instant, il retrouva ce reflet qui la faisait ressembler à un être fantastique. Elle tendit le bras vers l’objet qu’elle avait déposé dans l’âtre : c’était une pierre comme Daniel n’en avait jamais vue, d’un noir luisant et lisse, de forme allongée. Elle était très près des braises, mais Sara la saisit à pleine main et, attrapant tout à coup de l’autre le poignet gauche de Daniel, elle lui plaqua la pierre sur la paume. Daniel poussa un cri de surprise et de douleur, car la pierre était brûlante, mais Sara maintint le contact de l’objet entre leurs deux paumes, comme pour l’y enfoncer. Au bout d’un bref instant, elle relâcha sa prise, et la pierre tomba au sol comme Daniel retirait brusquement son bras.
-Pourquoi as-tu fait ça ?!
Il regarda sa main : la pierre avait laissé une brûlure oblongue tout le long de sa paume. Il écarquilla les yeux : la brûlure sembla se résorber spontanément, la chair boursouflée et rouge laissant place à une marque foncée. La douleur s’évanouit presque aussitôt, et au bout de quelques secondes il eut comme la cicatrice d’une brûlure qu’il se serait faite il y a des mois. Il l’effleura de l’autre main, éberlué par la sensation complètement indolore.
-Maintenant je te crois, dit Sara.
Sur sa paume, une cicatrice jumelle à celle de Daniel s’était formée.
-Que tu crois ou non en mes pouvoirs, ils sont avec toi désormais.
Daniel garda le silence. Puis il ouvrit les bras, et les referma précautionneusement autour du vieux corps. Non pas qu’il eut peur de son apparente fragilité : elle était bien plus forte que lui, plus forte qu’il ne serait jamais. Il l’étreignit avec tendresse, le visage dans le flot de boucles blanches, huma son odeur pour ne jamais l’oublier.
-Nous nous reverrons, grand-mère.
-Que Dieu t’entende.
***
-Ma chère duchesse, vous souhaitiez me parler ?
Victor de Galefeuille s’assit confortablement devant Isabeau, avec un soupir de contentement. Il promena son regard autour de lui pour admirer la luxueuse chambre de la duchesse. Elle affectionnait le rouge, une des teintes les plus chères. Les tentures cramoisies, brodées d’entrelacs de fils dorés, et la courtepointe du lit de la même couleur, évoquaient le luxe, le confort et le désir. Il croisa les jambes et toisa la duchesse avec morgue. Il connaissait très bien le motif de la convocation, et il espérait bien qu’Isabeau achèterait cher le service qu’elle comptait lui demander. Présentement, elle feignait l’impassibilité, installée dans son fauteuil, mais il pouvait sentir sa tension. Sur la petite table devant eux étaient servis une collation et un flacon, mandé par Isabeau. Il versa le vin dans les verres, et fit d’un geste gracieux :
-Après vous, chère Isabeau.
-Vous craignez que je vous empoisonne, déclara la duchesse d’une voix suave. Soyez donc rassuré.
Elle porta la boisson à ses lèvres et en but plusieurs gorgées. Victor eut un sourire et leva son verre pour trinquer.
-A la vôtre, chère Isabeau.
Ils burent. Quand les verres furent reposés, Isabeau entama :
-Vous devinez bien pourquoi je vous ai fait venir, Victor. Mon fils est innocent des crimes dont on l’accuse.
-Tiens ? Les Templiers fugitifs se sont donc égarés quelques semaines ici.
-Ils ne se sont pas présentés comme Templiers, mais comme moines pèlerins. C’était le devoir de Vivian de leur accorder asile.
-Bien entendu : y compris en ce qui concerne Guillaume d’Argelan, votre ancien écuyer. Ma chère Isabeau, vous vous battez contre le vent : votre fils a tout avoué et a reconnu ses méfaits envers notre roi. N’espérez pas prouver son innocence.
Après qu’il eut prononcé ces mots, il lapa lentement son vin en regardant la duchesse droit dans les yeux, d’un air d’attente. Il en exultait d’avance : en réalité, il était trop tard pour faire libérer Vivian, qui était passé devant la justice du roi et avait été condamné. Mais il avait pris soin de laisser Isabeau dans l’ignorance, et il voulait la voir solliciter ce pouvoir qu’elle le croyait encore posséder.
-Très bien, dit brusquement Isabeau. Parlons franc. Vous condamnez mon fils pour vous emparer de son titre et de ses terres, cela est clair. Mais j’ai à vous proposer, pour vous convaincre de l’épargner, un prix plus élevé encore que la couronne de duc d’Autremont.
-Vraiment, ma chère ? Allons, ne me faites pas languir.
-Le prix est votre vie.
Le sourire de Victor s’effaça.
-Vous me menacez, Isabeau ? Je ne crois pas que vous en ayez les moyens.
-Oh, l’heure est au-delà de la menace. Le vin est empoisonné. Je vous donnerai l’antidote, contre la rédaction et l’envoi sur l’heure d’une lettre de libération pour mon fils.
Victor faillit lâcher son verre, mais se reprit.
-Vous mentez. Vous avez bu le vin. Ou seriez-vous prête à mourir pour me tuer ?
C’était possible, réalisa-t-il. Il l’avait sous-estimée.
-C’est plus simple que cela, mon cher Victor. Le poison ne me fait rien, car j’en ai absorbé suffisamment souvent en petites quantités pour que mon corps sache s’en défendre. Que pensez-vous de mon marché ? fit-elle indolemment, en sirotant son verre avec provocation.
Victor se leva, peut-être avec une intention violente, mais aussitôt qu’il fut debout, un vertige le saisit et ses jambes se mirent à trembler. Il se raccrocha à la table, mais ses bras aussi étaient devenus brusquement faibles. Il regarda sa main tremblante comme celle d’un vieillard, incrédule. Une frayeur mortelle lui glaça la poitrine. Par-dessus son verre, les yeux d’Isabeau brillaient d’un plaisir cruel.
-Vous commencez à le sentir, n’est-ce pas ? Mais vous pouvez encore vous sauver : il vous suffit de faire quérir un parchemin et une plume et de faire ce que je vous demande.
Elle se croyait victorieuse, mais il allait la berner, pensa-t-il avec rage. Avec effort, il se leva et, composant son attitude, ouvrit la porte de la chambre et aboya au garde de faction d’aller chercher de quoi écrire, et un clerc, car il craignait que sa main tremblante ne suffise pas. Puis il referma la porte et retourna s’asseoir. Les nausées commençaient à l’agiter. Combien de temps avant que le poison ne le mène au trépas ?
-J’ai menti, moi aussi, déclara tout à coup Isabeau. Je sais que mon fils est déjà condamné et serré par la justice du roi. Une lettre de vous ne vaudra rien. Et il n’existe pas d’antidote pour le poison que vous avez avalé. Adieu, sire Victor de Galefeuille, dit-elle en se levant, j’ai dosé le poison pour que vous souffriez longtemps.
Et elle sortit sans se presser, tout naturellement, par la voie laissée libre par le garde en mission, dans un frou-frou de robe. Victor ne put émettre le moindre son. Il ne put qu’assister à sa sortie, affalé sur son siège, les yeux écarquillés d’horreur.
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