Les Clarisses - 1

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– Lise, attends-moi !

– Tu es lent, Denis ! Dépêche-toi !

– Les champignons ne vont pas disparaître !

– Pour toi si, car je les aurais tous cueillis le temps que tu arrives !

Les deux enfants n’avaient que peu d’écart en âge, mais Lise restait la plus rapide des deux. Elle bondissait comme un chevreuil en direction du bois, encore détrempé de la pluie récente.

– De toute façon, c’est trop tôt ! Il y aura plus de champignons demain, et la nuit va bientôt tomber.

– Froussard, tu n’as qu’à rentrer !

Mais Denis ne voulait pas être en reste des escapades de sa sœur et s’élança pour la suivre. En réalité, Lise n’aimait rien tant que la lumière déclinante et le fourmillement de vie qui accompagnait la tombée du jour. Mais la cueillette des champignons qu’elle avait avancée pour appâter son frère ne fut pas sans quelque succès : ils dénichèrent au pied des arbres quelques morilles et autres oreilles-de-judas.

– Celui-là est à moi ! s’écria Denis en se précipitant vers un beau mycète au chapeau blanc crème.

– Imbécile, celui-là est toxique, répliqua Lise.

Puis elle s’immobilisa, car un bruit incongru venait d’atteindre son oreille.

– Attends… tu entends ?

Son attitude faisait penser à celle d’un lapin aux aguets qui se dresse sur les pattes arrières, oreilles tendues. Denis tendit l’oreille à son tour ; il n’entendit au début que le bruissement habituel de la forêt et de ses millions de vies grandes ou minuscules. Puis il distingua une autre voix, lointaine mais qui se distinguait nettement de toutes les autres.

– On dirait… un bébé ?

– Un jeune enfant, rectifia sa sœur. Il pleure.

Poussée de curiosité, elle se dirigea aussitôt vers le bruit insolite, et Denis s’empressa de la suivre, peu enclin à rester tout seul au milieu des bois dans l’obscurité s’épaississant. Les plaintes se faisaient de plus en plus nettes, parfois s’interrompaient puis repartaient. Alors qu’ils leur semblaient être presque arrivés, les pleurs soudainement s’arrêtèrent, les laissant déboussolés. Ils ne voyaient rien d’inhabituel autour d’eux, et pourtant l’origine des cris devait être toute proche. Puis Lise poussa un cri étouffé, car un mouvement venait de frapper son champ de vision, et au début elle crut à une bête embusquée ; mais elle reconnut bientôt que la paire d’yeux qui la fixait était toute humaine. Elle s’approcha à pas de loups du fourré d’où apparaissait le regard apeuré. Avec précautions, elle écarta les feuillages.

– N’aie pas peur…

L’enfant qui lui faisait face était une toute petite fille aux immenses yeux marron où se lisait une non moins immense détresse. Elle était trempée et semblait si frigorifiée que Lise se demanda combien d’heures elle avait passé là.

– Viens, dit-elle avec des gestes encourageants.

– Je peux pas, répondit la fillette. J’ai p… promis.

– Promis quoi ?

– Promis de rester sans bouger. Jusqu’à ce qu… qu’il vienne me chercher.

– Qui, « il » ?

– Dan’.

– Il t’a laissée là ? Il est parti ? dit Denis qui s’était approché.

Les yeux de la fillette s’emplirent de larmes.

– Ça ne me dit rien qui vaille, grogna Denis. Lise, la nuit va tomber.

– Justement, on ne peut pas la laisser là. Allons, fit-elle d’une voix rassurante en se tournant de nouveau vers l’enfant, je peux t’assurer qu’il n’y a aucun danger. Viens maintenant.

Doucement, elle allongea les bras et cueillit la fillette par la taille. Celle-ci se laissa faire, et un moment après Lise l’avait extirpée de l’entremêlement de branchages. Une cape brune l’enveloppait entièrement, et elle arborait un air pitoyable. Lise prononça encore quelques mots apaisants, avec l’habitude de l’aînée d’une grande fratrie. Puis elle annonça :

– On va te ramener chez nous, d’accord ? Tu vas pouvoir te réchauffer.

Mais comme elle reprenait le chemin d’où elle était venue, la fillette émit des protestations en tournant la tête de l’autre côté.

– Dan’, dit-elle.

Comme Lise continuait sa route, elle se mit à gémir plus fort :

– Dan’ !

– Il est parti, ma grande, dit Lise.

Mais comme la fillette s’obstinait et menaçait d’éclater en fureur, pour lui complaire Lise consentit à faire quelques pas dans la direction qu’elle indiquait.

– Bon, mais on ne va pas traverser la forêt, hein. Dans une heure on n’y verra plus rien.

Les enfants s’avancèrent, et soudain au beau milieu de la végétation, Lise rencontra le regard vide d’un homme mort. Elle poussa un cri de frayeur et recula.

– Là… et là ! souffla son frère.

Il désigna du doigt d’autres corps couchés au milieu de la végétation. Il y avait là quatre hommes figés dans la même immobilité, et un sang sombre maculait la mousse sous eux. L’un d’entre eux avait les tripes sorties déjà aux trois-quarts mangées par les bêtes, et Denis eut un haut-le-cœur. Si son « Dan’ » est parmi eux, songea Lise, rien d’étonnant qu’il ne soit pas venu chercher l’enfant. Comme pour faire écho à ses pensées, la petite dans ses bras murmura à nouveau le nom, en tendant le bras vers l’un des corps. Il était adossé contre le tronc d’un arbre, la tête renversée sur sa poitrine. Lise nota que seul des quatre morts il ne portait pas de livrée de soldat. Mais une épée reposait encore dans sa main ouverte abandonnée sur le sol. Ce devait être un chevalier.

– Lise, regarde, il a une belle bourse à la ceinture, murmura Denis à son oreille.

La convoitise avait momentanément remisé sa peur. Enhardi, il s’approcha du corps.

– Denis, non, on devrait s’en aller d’ici.

C’était à son tour d’être gagnée par l’angoisse : la morbidité du spectacle dépassait l’excitation de l’aventure.

– On ne peut pas laisser si belle occasion, s’obstina son frère, et il tendit la main pour saisir l’objet désiré. Pour s’immobiliser presque aussitôt, le souffle suspendu, car le contact froid du métal venait de se faire sentir sur son cou. L’homme qu’il avait cru mort avait relevé la tête et le fixait. Le sang lui couvrait presque la moitié du visage. Il n’avait guère bougé à part cela que pour élever son épée. Lise poussa un petit couinement. Denis n’osa ni bouger ni parler, paralysé de terreur. Finalement, la voix rauque de l’homme se fit entendre :

– Qui es-tu ?

– Je… je suis Denis Carpentier, messire…

– Nous ne sommes que des paysans, messire, s’exclama sa sœur, ne nous faites pas de mal.

Les yeux de l’homme se portèrent sur elle, et son visage s’éclaira brièvement en apercevant son fardeau.

– Dan’ ! cria la petite dans ses bras.

L’homme abaissa son épée.

– Aide-moi, dit-il au garçon, et tu auras… ta récompense dans cette bourse qui… t’intéresse tant.

Sa voix était lente et hachée, chaque mot sortait avec difficulté. S’ils partaient en courant, songea Lise, il serait certainement incapable de les suivre, et elle fut tentée de saisir son frère par le bras pour faire ainsi. Mais elle éprouvait une certaine répugnance à abandonner un homme blessé et, par pitié ou par appât de l’argent, son frère semblait dans les mêmes dispositions.

– Que faut-il que je fasse ? demanda-t-il au chevalier.

– Connais-tu quelqu’un versé dans… l’art de soigner ?

– Les Clarisses, osa Lise. Les Clarisses ont une infirmerie.

– C’est bien. Conduisez-moi à elles et vous aurez… votre récompense. Et amenez l’enfant.

Il souleva de nouveau son épée, la présentant cette fois par la garde comme un homme qui se rend. D’une main un peu tremblante, Denis prit l’arme et la tendit à sa sœur. Elle était souillée de sang et la fillette réprima son dégoût pour la prendre de sa main libre. Elle la trouva chaude de la poigne de l’homme, et moins lourde qu’elle ne s’y attendait. Denis ploya le buste, et de toutes les forces de ses onze ans, aida l’homme à se mettre debout. Dans son effort le visage du chevalier devint si blanc que Lise craignit qu’il ne se trouve mal, mais il dit :

– Allons.

Lise nota bientôt que le chevalier boitait. Bravement, pourtant, d’une manière qui fit grandir son respect pour son frère, Denis le soutint à travers la forêt. Lise les suivait avec la petite fille dans les bras. Il fallait se hâter, car déjà il devenait difficile de voir son chemin.

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