Les Clarisses - 7
Le soir, lorsqu’il retrouva sa couche, le jeune maçon était encore là, étendu sur une paillasse qu’on avait installée contre le mur opposé à celle de Daniel. Un barbier du bourg était venu opérer son bras pour reformer l’os ; pour apaiser la douleur de l’opération, les sœurs lui avaient administré forte potion qui le rendait encore somnolent. Il semblait lutter pour émerger, balançant la tête de tout côté et papillonnant des paupières. Malgré sa jeunesse, il était déjà solidement bâti, et les traits de son visage, quoique forts, ne manquaient pas de grâce. Daniel l’entendit gémir et fut pris de pitié. Il lui semblait se voir lui-même il y a quelques semaines de cela. Rassuré par le faible état de conscience du jeune homme, il s’approcha et demanda :
– Vous avez mal ?
Le blessé n’était pas en état de parler, mais la sueur à son front et les faibles protestations qu’il émettait étaient réponse assez. Son bras était enfermé dans une attelle de bois. Daniel posa doucement ses deux mains autour de l’attelle, et s’efforça de faire comme Sara lui avait appris.
Du fond de sa demi-conscience, Matthieu d’Arras sentit une fraîcheur soudaine sur le feu qui lui dévorait le bras. La douleur s’apaisa jusqu’à s’éteindre presque complètement. Les brumes qui obscurcissaient son esprit se déchirèrent : il vit soudain clairement, et ce qui lui fut révélé fut le plus beau visage qu’il lui avait été donné de contempler. Il sourit avec émerveillement.
– Suis-je donc déjà en paradis ?
– J’espère que non, lui répondit une voix grave qui acheva de le ravir, car cela voudrait dire qu’il ressemble fort au monde d’en bas, et j’en serais marri.
– Alors le monde d’en bas… recèle plus d’intérêt que je le croyais.
Son interlocuteur sourit d’un air incertain. Presque tout à fait revenu à la conscience, Matthieu prit conscience de la pièce où il se trouvait, de la lourdeur de son corps sur la paille qui lui piquait le dos, et des mains de l’homme sur son bras.
– C’est vous qui m’avez fait ça ?
– Heu. C’est une pierre. Vous avez eu un accident sur le chantier.
– Non, je veux dire, je n’ai plus du tout mal.
– Ah ! Tant mieux.
– Laissez vos mains encore un instant, je vous prie. Mon nom est Matthieu. Je suis d’Arras.
– Pierre Lelui.
Daniel avait emprunté ce nom au fiancé de Laurine, la suivante de Jehanne. Quel nom bien commun pour un ange, songea le jeune apprenti.
***
Avec l’étonnante vigueur de son âge, Matthieu se rétablit rapidement. Son bras resterait hélas inutile de longs mois encore, et par conséquent Matthieu inapte jusqu’à ce que la fracture se résorbât ; il se préparait à séjourner chez certains de ses cousins non loin de là, son maître n’étant pas disposé à nourrir tout ce temps une bouche inutile. Il resta dix jours encore chez les sœurs, temps qu’il mit à profit pour connaître davantage son remarquable compagnon d’infirmerie. Daniel lui avait confié s’être fait attaqué par des bandits de grands chemins ; mais bientôt le jeune homme put constater qu’il possédait encore une bourse rebondie. Il vit à plusieurs reprises Daniel se déshabiller, et ne put s’empêcher de le contempler à la dérobée tant qu’il le pût sans que son regard fut surpris. C’était le corps amaigri d’un homme resté longtemps alité, mais les traces de blessures surtout étonnèrent Matthieu : elles étaient multiples et proches des organes vitaux. Il lui semblait qu’on s’était acharné sur lui. « Voilà un homme dont on a voulu à la vie plutôt qu’à la bourse. » Par ailleurs, Daniel lui en disait si peu qu’il devint bientôt évident au jeune maçon qu’il cachait un secret ; mais il se gardait bien de l’interroger. Par chance, le bras droit de l’apprenti, le plus fort, restait valide : Matthieu dessinait son compagnon à son insu, en son absence, sur de grandes feuilles de papier qu’il avait acheté à grand prix à la capitale, tâchant de mémoire de tracer son visage, rectifiant ses traits après qu’il eut l’occasion de le croiser à nouveau. Une posture surtout le frappa, lorsqu’il le vit en compagnie de son enfant dans le cloître, baignés tout deux de lumière vespérale. Il était assis sur le parapet, la petite fille était ses genoux, il était penché sur elle et lui parlait à voix basse ; elle, gardait les yeux levés vers lui avec une concentration absolue. Dans l’heure il en fit un croquis. Le jeune maçon aimait la sculpture aussi bien que l’architecture, et il se jura bientôt d’immortaliser sous un burin la scène qu’il venait de voir.
Daniel fut contrarié au début d’avoir cet indésirable compagnon de chambrée : il est difficile de se dissimuler à quelqu’un dont vous partagez l’intimité. Fort heureusement, le jeune homme se montra peu curieux, ou réfréna sa curiosité : il avait en revanche le babil fécond, et faisait la conversation à lui tout seul, peu soucieux que Daniel lui réponde. Seulement parfois, Daniel surprenait sur lui ses regards appuyés ; lorsqu’il se voyait surpris, au lieu de détourner les yeux, Matthieu lui adressait un grand sourire, qui, sans qu’il sache bien pourquoi, donnait envie à Daniel de sourire en retour. Il était somme toute plutôt agréable : des manières qui auraient semblé grossières ou même offensantes chez tout autre, avaient chez lui tant de légèreté et d’amitié qu’on avait envie de tout lui pardonner. Il semblait parfaitement heureux malgré la déconvenue qui le frappait. Amelina l’appréciait aussi, parce qu’il lui racontait force conte et anecdotes rencontrées sur les routes de France pendant son apprentissage. Daniel craignait qu’elle ne se trahisse, mais Amelina restait aussi peu bavarde que lui ; jamais Matthieu ne sut leurs vrais noms, malgré leur côtoiement quotidien.
Un beau jour, Matthieu comprit que le voyageur et son enfant quitterait l’abbaye le lendemain. Il le devina plutôt qu’il ne l’apprit, car Daniel – pour lui Pierre – ne le lui avait pas annoncé clairement.
– Nous pourrions faire route ensemble, proposa-t-il. Par où allez-vous ?
Il comprit aussitôt que sa proposition était mal reçue et en fut désolé. Il avait presque réussi, à force de discrétion, à mettre en dormance la méfiance de son compagnon ; mais celle-ci venait de reparaître sur son visage avec toute sa force.
– Vers le sud, finit par dire Daniel.
Il pensait en réalité prendre la route de l’est, mais ne voulait pas donner sa direction réelle ; et s’il partait vers le sud, il se dévoyait peu de son chemin, car l’abbaye était plus au nord que le comté de Beljour.
– Je vais vers le sud-ouest. Nous pourrions faire le début du chemin ensemble.
A son étonnement, son compagnon acquiesça. Matthieu s’en réjouit plus qu’il n’était raisonnable.
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