Le dernier fils des Beljour - 2
– Sire Daniel…
– Sire Aubin.
Le jeune homme avait beaucoup grandi par rapport au souvenir que Daniel en avait gardé, aux noces de Jehanne et Vivian, où il l’avait défendu contre les ménestrels. Autrefois garçon malingre, il s’était fortifié, gardant toutefois une allure mince et gracile. Son visage s’était considérablement ouvert : ses yeux se plantaient franchement dans les siens, et il souriait avec chaleur.
– Soyez le bienvenu, au nom de mon frère. Et bienvenue aussi à toi, Amelina d’Autremont, ma nièce. Avez-vous faim ?
– Ma foi…
– Je vais vous conduire aux cuisines.
Peu de temps après, ils s’attablaient dans la chaleur enveloppante des fourneaux. Laurine avait amené son fils Samuel, un bambin aux cheveux très bruns et aux yeux clairs comme ceux de sa mère, et Pierre, son mari, les avait rejoints. Le brave palefrenier avait pris un peu d’embonpoint, et avait plus que jamais une figure de bon papa. Au cours du repas, de plus en plus de têtes curieuses apparaissaient : la cuisine fut bientôt envahie du caquètement des domestiques s’extasiant devant Amelina, qui semblait trouver tout naturel d’être au centre de l’attention. Aubin s’était assis avec eux, en bout de table, et souriait sans rien dire devant le spectacle. Daniel se détendit pour la première fois depuis de longues semaines. Ils étaient enfin en sécurité, derrière les murs épais du château des Beljour. Il réalisa qu’il était affamé et dévora avec appétit les viandes qu’on lui proposa. Doucement, presque incidemment, il sentit la fillette se rapprocher jusqu’à être tout contre lui. Amelina était moins rassurée qu’elle ne le paraissait.
– Tu es chez toi ici, ma petite, dit une femme avec un large sourire. Mange encore.
A ce moment survint Stéphane de Beljour.
Il apparut dans l’encadrure, en haut des quelques marches qui descendaient aux cuisines, en bottes de chasse. Il avait les mains sur les hanches dans une attitude de morgue posée, mais son visage était loin d’afficher la confiance qu’il affectait.
– Que de chahut ici, dit-il alors même que le gai brouhaha des lieux venait de s’éteindre brusquement.
– Messire, tenta un commis avec un sourire, ne savez-vous pas qui vous arrive ? C’est votre nièce.
– Et qu’est-ce qui me le prouve ?
La consternation tomba sur tous les visages, le silence se fit glacé. Daniel sentit son cœur battre. Il n’était pas venu si loin chercher la sécurité d’Amelina, pour se laisser démonter par les attitudes hâbleuses du jeune homme. Il a à peine plus de vingt ans, se dit-il. Il pense avoir encore tant à prouver. Il se leva avec calme, et prit Amelina dans ses bras pour l’amener jusqu’à son oncle, qui les toisait. Il vit une lueur d’inquiétude dans le regard de Stéphane qui amorça un mouvement vite réprimé pour reculer. Daniel souleva la médaille qui pendait au cou d’Amelina, pour mieux l’exhiber.
– Reconnaissez-vous votre emblème ?
– Assurément.
Il n’ajouta rien. Daniel relança :
– Il s’agit d’Amelina, fille de votre sœur dame Jehanne, et de Vivian d’Autremont.
– De Vivian d’Autremont ou de vous ?
Les mots claquèrent comme une gifle. Daniel resta suffoqué. Il y eut un murmure choqué dans son dos. Il se sentit rougir et réprima à grand-peine une vague de rage aveugle. Comment osait-il, devant sa mesnie, devant Amelina elle-même… Stéphane n’avait pas changé depuis leur dernière rencontre, à Mons-en-Pévèle, et il sentit comme cette fois une envie irrépressible de violence, qu’il ne pouvait pas se permettre.
– C’est Amelina, répéta-t-il d’une voix contenue, la fille de Jehanne et Vivian. Votre nièce. Elle a besoin d’asile ici, dans sa maison maternelle.
– Stéphane, intervint Aubin, tu ne peux pas lui refuser cet asile. Amelina est chez elle ici autant que toi et moi. C’est la fille de notre sœur.
Stéphane parut sur le point de lancer encore une réplique mordante, puis se ravisa. Il parut réfléchir un instant. Puis sur son visage se dessina un rictus qu’il ne parvenait pas à faire passer pour un sourire.
– Tu as raison, bien sûr, mon frère. Finissez donc de vous restaurer, et vous viendrez ensuite me raconter les aventures qui vous ont conduit à ma porte.
Sur ce, il fit volte-face et s’éloigna rapidement. Un peu sonné, Daniel ne réagit pas tout de suite. Amelina avait enfoui sa figure dans son cou et lui serrait la peau de l’épaule et de la clavicule à lui faire presque mal. Cette pression lui fut chère, et il eut une fugitive intuition, qu’ils étaient seuls au fond, sans autre refuge l’un que l’autre ; mais l’idée s’évapora avant de se former tout à fait.
Plusieurs jours s’écoulèrent avant que Stéphane daignât accorder audience à Daniel. Ce fut son épouse, dame Hersande qui se chargea de loger leurs deux invités. C’était une douce jeune femme aux joues tachées de son, aux manières et à la voix gracieuse. Elle pouvait être un peu plus âgée que Stéphane, et Daniel apprit plus tard qu’en effet elle était veuve avant son remariage avec le jeune comte. Ils furent installés dans le donjon à l’étage, au-dessus de la chambre comtale. Quoique la chambre fût bien aménagée, le choix de sa location était malheureux : les nombreuses marches étaient hautes pour les petites jambes d’Amelina, et bien souvent Daniel devait la porter dans l’escalier. On avait ajouté à la pièce un lit d’enfant : Amelina ne s’en servait jamais, se relevant pour se blottir dans le lit de Daniel la nuit, et la journée, pendant sa sieste, on la retrouvait par terre à côté de son matelas. Laurine et son mari Pierre égayaient leurs longues journées d’attente, leur faisait découvrir le château et les endroits qu’ils aimaient. Ils les emmenèrent dans les beaux jardins créés par feu dame Irène, la mère de Jehanne, à l’aplomb des tours. C’étaient de petits carrés d’arbres fruitiers et de plantes médicinales, arrangés de telle manière qu’ils formaient un labyrinthe, donnant l’illusion de plus d’espace qu’ils n’en couvraient réellement. À cette période de l’année, l’endroit était florissant, et dispensait une agréable fraîcheur à l’abri des quelques arbres qui étendaient leur ombre touffue. Amelina et Samuel entamèrent aussitôt une partie de cache-cache à travers les buis qui étaient pour eux comme de hauts arbres. Les adultes s’assirent sur un banc. Daniel suivait la course d’Amelina : son acuité la concernant était devenue telle qu’il pouvait savoir où elle se tenait sans la regarder, comme la tête qui sait toujours où se trouve le pied même quand les yeux ne le fixent pas. Conforté par l’idée qu’il ne la perdrait pas, il se mit à rêvasser. Jehanne lui avait décrit ces jardins, les habiles systèmes d’irrigation discrets conçus par sa mère, ses hautes fleurs, ses herbes rares aux parfums envoûtants ; de sorte qu’il imaginait sans peine sa dame disparue, dans sa belle robe verte moirée, passer dans les allées en effleurant les tiges et les feuilles de la main, tout en suivant sans y paraître, comme lui-même, les circonvolutions de sa fille, la grondant lorsqu’elle piétinait les plantations. L’image était si vivace qu’il lui semblait la voir retourner sa tête altière, faisant légèrement ondoyer sa lourde tresse brune, et plisser les yeux sous l’éclat du soleil…
– A quoi rêvez-vous, chevalier ? s’enquit Laurine à côté de lui, d’une voix si douce qu’elle le sortit à peine de son songe.
– A Jehanne, avoua-t-il sans y penser.
La conscience de sa maladresse le ramena tout à fait à la réalité, et il s’empressa d’ajouter :
– Je veux dire, dame Jehanne. Vous m’avez dit qu’elle aimait ces jardins, et…
– Oh certes, nous y jouions beaucoup, reprit aussitôt Laurine, le sauvant de son embarras. Comme Samuel et Amelina aujourd’hui.
Elle enchaîna son bavardage, prétendant ne pas le regarder, mais elle guettait son expression à travers ses longs cils. Il était davantage sur ses gardes à présent. Elle aurait voulu lui dire qu’elle avait aimée Jehanne, elle aussi, elle aurait voulu qu’ils puissent partager leur chagrin. Mais elle savait qu’il n’admettrait rien, qu’elle le blesserait. Elle le plaignait de tout son cœur.
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