Le dernier fils des Beljour - 3
Ce matin-là, Daniel et Amelina jouaient à un des jeux favoris de la petite, qu’ils avaient imaginé ensemble pendant les longues journées d’ennui à l’abbaye. Il s’agissait de prendre des bougies, des bouts de bois, n’importe quoi qui pouvait figurer des personnages avec un petit effort d’imagination, et de reproduire les aventures de Caracole le troubadour, un personnage né du vent que Daniel avait inventé pour Vivian lorsqu’il était tout jeune, et dont il avait pour Amelina enrichit l’épopée. Ils étaient tous deux à genoux sur le sol de la chambre lorsque Laurine toqua, suivie de la mine timide de son mari Pierre avec leur fils Samuel dans les bras, et de celle impénétrable d’Aubin. Ils saluèrent et entrèrent sans ajouter un mot, ce qui donna à leur entrée un aspect un peu solennel, un sourire de comploteur sur leur figure. Laurine s’agenouilla pour se mettre à portée d’Amelina et lui tendit une jolie sculpture de bois.
– C’est pour toi.
Amelina se saisit aussitôt de l’objet pour l’examiner sous toutes les coutures et estimer si le présent était digne d’elle. C’était un renard, habilement sculpté dans un bois brun roux qui rappelait la fourrure de l’animal. Le poil était figuré par des rainures fines sur la surface. Le renard était figé dans une posture entre la marche et l’arrêt.
– Un goupil !
– Goupi ! s’exclama Samuel.
– Comme il est beau ! C’est Pierre qui l’a fait ? demanda Daniel.
– Non, c’est moi, répondit Laurine avec un sourire un peu de travers.
– Oh… excuse-moi.
– Ce n’est rien. Voilà trois ans que tu es née, petite Amelina, si j’ai bien compté : je voulais célébrer un peu ce jour. Il paraît que les anciens le fêtaient en grande pompe.
Elle rit devant l’expression de Daniel.
– Vous avez oublié.
– Dieu, je rate tout aujourd’hui. Elle a trois ans maintenant…
Trois ans… Il y a trois ans, Amelina naissait, Vivian le lui annonçait avant de le chasser à jamais du château d’Autremont. Comment avait-il pu oublier ?
– J’ai constaté qu’elle aimait beaucoup les histoires de Renart…
– Et Yzen… Yzen…
– Ysengrin. Le loup. Graouuu !
Laurine se pencha sur la petite et la chatouilla tout en faisant mine de la dévorer. Amelina gloussa en se débattant et son rire clair s’éleva comme un grelot. Depuis qu’elle était à Beljour, Daniel l’entendait plus souvent rire comme une enfant de son âge, et ce rire le remuait.
– Sire Daniel ?
Les rires s’interrompirent, les visages joyeux s’étrécirent quelque peu devant la figure austère du soldat qui venait d’apparaître dans l’encadrure de la porte.
– Le sire comte veut vous voir. Sans l’enfant, ajouta-t-il comme Daniel prenait la main d’Amelina.
Laurine s’assombrit, mais Pierre au contraire s’efforça de sourire.
– Allons, il était temps ! Pas vrai ?
– Tétan ! s’exclama le petit Samuel.
Daniel leur sourit à tout deux, poussa légèrement Amelina vers la petite famille et emboîta le pas du soldat. Celui-ci semblait fort peu goûter sa tâche de valet et Daniel se demandait pourquoi Stéphane ne l’avait pas confiée à un serviteur ordinaire.
Ils descendirent un étage, puis le soldat le conduisit dans la chambre comtale. Stéphane était assis sur une escabelle au milieu de la chambre, parée sans ostentation, mais parée tout de même : les tentures étaient de velours vert brodé, les meubles de bois précieux finement ouvragés. Le jeune comte y paraissait curieusement mal à son aise, assis comme un homme qui meurt d’envie de se lever, tendu et agité. Il accueillit pourtant Daniel avec un sourire courtois à défaut d’être cordial, et le fit asseoir devant lui. Le soldat s’éclipsa après un bref salut.
– Sire Daniel, racontez-moi, je vous prie, toutes les aventures qui vous ont conduit, ma nièce et vous, à ma porte.
Daniel s’exécuta. Il n’omit rien, si ce n’est qu’il tâcha de parler sobrement d’évènements qui l’avaient touché au cœur et au corps. Lorsqu’il évoqua les trois soldats tués dans le bois, pourtant, Stéphane quitta l’air grave qu’il affichait et ses yeux se mirent à pétiller d’avidité.
– Vous les avez tués ? Tous ? Seul ? Racontez-moi cela.
Il attendait sans doute un récit épique, héroïque ; mais Daniel n’avait aucune envie de se remémorer cet évènement. Quel cauchemar, ce combat… Il avait eu le premier par surprise, en jaillissant d’un coup de sa cachette ; mais ensuite ils étaient deux encore, deux hommes en armes et cotte de maille contre lui qui n’avait pas même de bouclier pour se protéger ; et trop souvent leurs lames, partout, en même temps, arrêtées trop près de sa chair, esquivées à peine, jusqu’à ce qu’il n’y arrive plus, qu’elles le lacèrent, l’entaillent, le transpercent. Il ferma les yeux, comme cette fois-là lorsque son dernier adversaire tombait enfin, et qu’il aurait béni la mort, si Amelina… mais elle était là, à quelques pas, son existence comme une flamme têtue au fond de son esprit éclaté, et il fallait vivre encore.
Il ne savait pas ce qu’il disait à Stéphane, il entendait seulement sa propre voix tremblante, la chaleur dans ses joues et le battement de son sang, et il avait honte de trahir son émotion, de tant se livrer à ce gamin dont il devinait le regard sur lui, et qui pouvait décider tant dans son existence. Il enchaîna, rapidement, sur l’abbaye des Clarisses, leur soin, puis leur départ, pour atteindre enfin le domaine de Beljour.
Lorsqu’il eut terminé, Stéphane marqua un silence. Son regard fuyant rappelait étonnamment son frère Aubin. Des deux hommes en présence, il était pourtant le maître, mais il semblait le plus inconfortable dans sa position. Finalement, il lâcha :
– Il va de soi qu’Amelina, ma nièce, pourra rester ici, j’entends, y être élevée.
Il avait dit cela avec brièveté, comme une évidence dont il fallait se débarrasser rapidement. Daniel sentit un énorme nœud se relâcher d’un coup dans sa poitrine. Il n’avait pas réalisé à quel point il avait été anxieux jusqu’ici. Amelina pouvait rester. Il l’avait enfin amenée en sécurité. Puis le nœud se contracta de nouveau. C’était peut-être le moment où il devait la quitter. L’anticipation de l’avenir, qu’il avait jusqu’ici soigneusement éloignée de son esprit, lui revenait de pleine face. Que faire à présent ? Où trouver le sens de vivre, s’il devait se séparer du dernier être pour et par lequel il avait vécu toutes ces dernières semaines ? Devinant peut-être son désarroi, ou de manière tout à fait fortuite, Stéphane enfonça le clou :
– Et vous, chevalier, que comptez-vous faire ?
Daniel était même étonné que la question l’intéresse. Que se souciait-il de lui, bâtard en exil, désormais en errance ?
– Je l’ignore. Je ne me suis concentré jusqu’à présent qu’à ramener Amelina aux siens.
– Vous y êtes très attaché, n’est-ce pas.
Daniel ne répondit rien, craignant une allusion mordante du type de celle qu’il avait lancée aux cuisines, à son arrivée. Mais la répartie de Stéphane fut tout autre.
– Que pensez-vous de vous mettre à mon service… comme chevalier ?
Daniel ne put pas dissimuler sa surprise. C’était la dernière chose qu’il attendait de Stéphane. Il était persuadé qu’il le méprisait, ou le détestait, depuis leur rencontre pour le moins tendue à Mons-en-Pévèle. Deux hommes comme eux n’étaient pas faits pour se comprendre, c’est ce dont il était convaincu depuis longtemps. Et voilà qu’il lui proposait une alliance ? Hiérarchique certes, mais alliance tout de même. Cela signifiait prêter allégeance à Stéphane, et son cœur d’instinct s’y rebellait. Mais c’était plus qu’il ne pouvait rêver. Servir Stéphane, cela signifiait rester ici – auprès d’Amelina. Après tout, Stéphane était un Beljour comme Jehanne, comme leur père qui lui avait inspiré estime et respect malgré la brièveté de leurs rencontres, comme Aubin dont la sensibilité somme toute était rien moins que noble. Y aurait-il honte à servir une telle lignée ?
– Prenez le temps d’y réfléchir, bien sûr.
Stéphane fit un geste qui était un congé. Néanmoins, il avait marqué plus de courtoisie au cours de l’entretien que Daniel ne lui en soupçonnait. Il sortit, la tête un peu louvoyante.
Lorsqu’il rejoignit sa chambrée, où l’attendait encore tout le petit monde qu’il avait quitté, Amelina était toute en pleurs. Daniel se précipita.
– Eh bien, Amia ??
– Je ne sais pas ce qui lui arrive, dit Laurine. Elle s’est mise à pleurer dès que vous avez disparu. A vous appeler… Je crois qu’elle a eu peur que vous ne reveniez pas.
Daniel comprit tout de suite. Il étreignit la petite avec force.
– Je suis là, Amia. Tu sais bien que je ne t’abandonnerai pas. C’est fini, tout ça, petit oiseau. Nous ne serons plus séparés.
La petite hoqueta, le visage plein de larmes et de morve. Daniel l’essuya avec sa manche. Elle eut encore quelques sanglots, le temps de se remettre de son angoisse. Laurine souffla, l’air plein d’espoir :
– C’est vrai ? Qu’a dit le comte ?
– Amelina sera élevée ici. Et il me prend comme chevalier à son service.
Le visage de Laurine s’illumina.
– Vraiment ! C’est merveilleux.
– Hourra ! Il faut fêter ça ! s’exclama Pierre, les joues rebondies et rosies par la joie.
Samuel, sur ses genoux, emporté par la liesse ambiante, tapa des mains.
Seul Aubin ne paraissait pas adhérer à l’allégresse générale, mais peut-être n’était-ce lié qu’à ses difficultés à afficher ses émotions. Son visage s’était à nouveau fait indéchiffrable et il fixait son regard au sol.
***
Stéphane entendit le doux froissement d’une tenture qu’on écarte, et sa femme parut. Elle avait le teint frais et rose des femmes de son état, qui contrastait étrangement avec le pli de son sourire qu’il redoutait.
– Hé bien ? interrogea-t-elle.
– Je lui ai proposé de rester à mon service. Il va accepter sous peu, je pense.
– C’est bien. Ainsi il restera aussi longtemps que nécessaire. J’ai bien cru que votre indifférence allait finir par le lasser et qu’il s’en irait. C’eût été une belle occasion manquée.
Stéphane poussa un grognement. Les yeux d’Hersande brillèrent.
– Vous avez une missive à rédiger, je crois. Je vais vous laisser.
Elle posa un baiser sur son front et lui frôla la nuque d’un doigt caressant. Puis d’un mouvement preste qui fit volter sa robe, elle fit demi-tour et repartit par où elle était venue.
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