Le dernier fils des Beljour - 4

6 minutes de lecture

Dame Hersande fit comprendre à Daniel, avec beaucoup de grâce, qu’il n’était plus possible de loger Amelina avec lui. Il en fut désolé au fond de son cœur, mais il s’y attendait. Désormais, Amelina serait traitée et éduquée selon son rang, et celui-ci ne s’accommodait pas avec l’intimité qu’ils partageaient jusque-là. Amelina, en revanche, accepta très mal la situation, et Daniel eut toutes les peines du monde à la persuader que c’était au mieux. Dans l’esprit absolu de la fillette, la promesse de Daniel qu’ils ne seraient plus séparés ne saurait accepter de compromis ni de demi-mesures. Elle ne concevait pas qu’ils puissent se côtoyer, tout en s’éloignant. Elle cria et bouda longtemps ; on jasa fort sur le fait qu’elle paraissait avoir hérité du caractère de sa mère. S’il fut moins expansif, la solitude fut étrange à Daniel, et plus pénible qu’il ne l’avait imaginé. Habitué à sentir Amelina toujours près de lui et à s’inquiéter d’elle sans cesse, son esprit s’accoutumait mal de son absence, et il se réveillait souvent en sursaut en la cherchant des yeux.

Cette nuit-là, il se croyait encore à la cathédrale, sur le sol dur, surplombé des ombres énormes des cloches ; le sol était couvert de toiles d’araignées, mais quand il tentait de rouler pour s’en détacher, elles s’attachaient à sa peau et l’enveloppaient comme une gangue de dentelle, et plus il roulait, plus les toiles d’araignées lui recouvraient le visage et immobilisaient ses membres.

– Sire Daniel !

L’appel, accompagné du martèlement d’un poing contre une porte, le réveilla en sursaut. Il s’était empêtré dans ses draps. Il se redressa brusquement, un rayon du soleil matinal vint frapper son œil. Il avait dormi plus longtemps qu’à l’ordinaire.

– Qu’y a-t-il ? marmonna-t-il, peinant à s’extirper de son cauchemar et de son lit.

Sa porte s’ouvrit sans plus de cérémonie, et un valet entra. Il toisa Daniel, sans manifestement se soucier de le trouver dans le plus simple appareil et encore à demi endormi.

– Dame Hersande souhaite vous voir au plus tôt. Préparez-vous vite.

***

Fraîchement pomponnée, dans sa robe écarlate élargie aux hanches, dame Hersande s’apprêtait à rejoindre le petit salon dans lequel elle comptait recevoir Daniel. Ses pas la firent passer devant le petit cabinet de travail de son mari, et elle ralentit : l’huis habituellement toujours fermé – même quand Stéphane y travaillait – était entrouvert. D’ailleurs, Stéphane n’était d’ordinaire pas si matinal. Elle poussa le panneau de chêne qui s’ouvrit avec un grincement ténu, mais qui suffit à alerter l’occupant de la pièce, debout devant le pupitre, la main dans la liasse de documents qui le couvrait. Hersande s’empourpra.

– Aubin ! s’exclama-t-elle avec colère. Que faites-vous ici ?

Le jeune homme pris en faute ne manifesta ni peur ni contrition, ce qui l’enragea. Il répondit avec calme :

– Et vous, que faites-vous ?

Un doute saisit un instant la châtelaine, mais elle se dit : « Il n’y comprend sans doute rien. Je peux m’en occuper plus tard. »

– Je n’ai pas à répondre à vos questions inquisitrices. Vous n’avez rien à faire ici : déguerpissez.

Il porta une dernière fois ses yeux sur les parchemins, avec une insolence qui faillit la mettre hors de ses gonds, mais finalement s’exécuta. Lorsqu’il passa devant elle pour sortir, elle ressentit une bouffée de mépris. Ce n’est qu’un être faible et débile, se dit-elle. Elle ne voyait pas la vigueur de son physique gracile, et puisque ses expressions, son comportement, étaient pour elle indéchiffrables, ils ne pouvaient être à son sens que la marque d’un manque d’intelligence.

***

– Sire Daniel, aussi longtemps que vous n’aurez pas juré votre fidélité à mon époux, je souhaiterais que vous soyez sans armes en ma présence.

La demande, accompagnée d’un froncement de sourcil à peine esquissé sur le joli visage, fut exécutée sans guère de difficulté. Daniel haussa mentalement les épaules devant cette méfiance par ailleurs exprimée trop gracieusement pour qu’il puisse se montrer grossier, et confia son épée à une des servantes de dame Hersande. Aussitôt les traits de la jeune femme se détendirent et elle entreprit de mettre Daniel à son aise en s’enquérant de son confort, de ses projets, en lui racontant les belles promenades qu’il pourrait faire dans la région. Daniel se plia au jeu, tout en se demandant où le menait cet aimable babil : la dame n’en venait point à l’objet de sa convocation. Finalement, elle annonça, avec un geste de femme comblée sur son ventre :

– Nous aurons bientôt un enfant, vous savez.

Daniel mima la surprise. Il avait deviné son état.

– Oh, je vous en félicite.

Elle le remercia d’un battement de cil, puis se leva.

– Voudriez-vous m’accompagner ? Je souhaiterais vous montrer quelque chose. Vous savez lire, n’est-ce pas ?

Daniel acquiesça et lui emboîta le pas sans se faire prier, aiguillonné par la curiosité. La jeune femme marcha en avant, avec une attitude en effet un brin indolente de femme enceinte. Ils descendirent les étages jusqu’à se retrouver au rez-de-chaussée ; dame Hersande tira à elle une assez lourde porte de chêne, et s’effaça pour laisser passer Daniel. La pièce était sombre : un flambeau en fin de vie était fixé au mur, dispensant trop de lumière pour permettre aux yeux de s’accoutumer à l’obscurité, et trop peu pour la percer. Il entendit comme un souffle, une langue de ténèbres remua ; il eut un mouvement pour fuir, mais trop tard. Une longue lame, comme ignée par la lumière de la torche, jaillit dans sa direction, et quand il recula, une pointe aiguë s’enfonça dans son dos. Il s’immobilisa. L’épée ralentit sa course et se déposa presque avec douceur contre sa gorge. Le soldat qui la tenait était à contre-jour, et Daniel ne voyait pas son visage.

– J’aurais été ravie de vous abattre, Daniel de Mourjevoic, siffla la voix venimeuse de dame Hersande derrière lui, tandis qu’elle pressait un peu plus la pointe de son couteau. Mais mon mari préfère Victor de Galefeuille se salir les mains tout seul, et Victor est prêt à payer cher pour vous avoir vivant. Je dois obéir à mon époux, n’est-ce pas ?

Sans que Daniel pût voir le signe qui lui avait été adressé, le soldat retira soudainement son épée et le frappa violemment dans le sternum. Il tomba à genoux, le souffle coupé. Aussitôt il sentit qu’on lui tirait les bras en arrière et qu’on enferrait ses poignets. Dès qu’il eût récupéré un filet de respiration, il voulut se lever et se débattre, mais le soldat qui le tenait tira brusquement sur la chaîne qui lui liait les mains ; il crut que ses bras allaient se disloquer.

– Pourquoi ? Pourquoi ? cria-t-il. Je ne suis pas votre ennemi !

– Menteur, cracha Hersande.

Son joli visage était déformé par la haine, la faible flamme de la torche dansait dans ses prunelles et faisait luire ses cheveux.

– Les rats de ton espèce sont tous nos ennemis. Croyais-tu vraiment que nous laisserions ta bâtarde – la bâtarde d’un bâtard – prendre la place de notre fils ?

Une sensation glacée pénétra Daniel jusqu’au cœur. Il tira sur sa chaîne sans s’en apercevoir, la douleur métallique lui rappela sa présence.

– Elle n’est pas… ne lui faites pas de mal. Ce n’est qu’une enfant.

– Une enfant du diable. Mais nous ne lui ferons rien, pas plus qu’à vous : nous rendons Amelina au maître d’Autremont, son tuteur légitime, et vous à sa justice. Ses envoyés doivent arriver aujourd’hui.

Un sourire carnassier étira ses lèvres. Sa poitrine constellée de taches de rousseur se soulevait rapidement sous l’effet de l’exultation.

– Comment pouvez-vous être aussi indigne ? murmura Daniel.

Hersande s’empourpra et leva la main comme pour le frapper ; mais soudain se figea. La lame d’un fin poignard se pressait contre son cou. Daniel reconnut aussitôt la silhouette frêle qui la menaçait.

– Chère, chère belle-sœur, vous devriez ordonner à Gontran de relâcher votre prisonnier.

Daniel entendit dans son dos la voix du soldat pour la première fois.

– Jeune maître, ne faites pas cela. Vous vous mettez en danger.

– N’as-tu pas honte, Gontran, répliqua Aubin d’une voix étrangement atone, d’obéir aux ordres vils de mon frère ? Je te croyais homme d’honneur. Obéis aux miens à présent : il n’y a pas de honte, car tu le fais pour la sauvegarde de ta seigneuresse. Libère sire Daniel.

– N’en fais rien ! éructa Hersande. Il n’osera pas me tuer. Il est trop avorton pour cela !

Les yeux d’Aubin brillèrent, mais il ne pressa ni n’écarta sa lame, et Daniel eut l’intuition que la vipère avait raison : jamais Aubin n’oserait enfoncer le poignard. Le soldat hésita un instant, puis dit :

– Je suis désolé, ma dame, mais votre vie est trop précieuse pour la risquer.

Les maillons de fer relâchèrent leur emprise : Daniel était libre.

– Aux écuries, messire, dit Aubin d’une voix pressante. Amelina vous y attend. Personne ne vous arrêtera, on ne sait pas encore que Stéphane vous a trahi.

– Tu le paieras, Aubin, dit Hersande d’une voix calme. Et bien plus cher que tu ne crois.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Mehdi L'Escargot ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0