Le dernier fils des Beljour - 5
Daniel tâchait de courir vers les écuries, mais ses jambes semblaient de plomb et son cœur battait de façon trop irrégulière. Fuir, encore ! Et cette fois vers où ? Beljour était leur dernier refuge – avait-il cru. Comment n’avait-il pas pensé qu’Amelina était aussi l’héritière en ces lieux, et qu’elle n’y serait pas plus désirée qu’à Autremont ? Aubin y avait pensé, lui. Il maudissait sa propre stupidité. Il croisa plusieurs personnes, qui se retournèrent vers lui d’un air intrigué devant son air bouleversé et sa précipitation : mais, comme Aubin l’avait dit, personne ne tenta de l’arrêter, et il parvint à son objectif sans obstacle. Une mince silhouette féminine était appuyée contre le box dans l’obscurité de l’écurie, qui se redressa à son arrivée. Aux côtés de Laurine, Pierre le palefrenier tenait dans son poing les rênes d’une belle jument toute harnachée. Amelina se cachait dans les jupes de la jeune servante.
– Voici votre monture, dit Pierre. C’est celle de sire Aubin, la plus rapide après celle du comte. Partez vite.
– Et votre épée, ajouta Laurine en brandissant un fourreau que Daniel reconnut bien et qu’il s’empressa de ceindre autour de ses reins.
Puis il se pencha vers Amelina. Il se sentait tellement coupable, mais la petite ne paraissait nullement consciente qu’il lui avait fait du tort : avec un rire heureux, elle passa les bras autour de son cou. Un peu de sa joie s’infusa dans les veines du chevalier, et lui rendit courage. Ils ne seraient pas séparés : cette promesse-là au moins serait tenue. Il souleva l’enfant pour la poser sur le dos du cheval, et s’apprêtait à se hisser à son tour, quand Laurine le retint d’un geste doux, et comme il se tournait vers elle, l’enlaça.
– Adieu, sire Daniel. Vous êtes son père et sa mère à présent. J’aurais voulu… je suis tellement désolée.
Il lui rendit son étreinte sans rien dire, ému. Puis il s’écarta d’elle, et Laurine tendit le bras vers la fillette pour prendre sa petite main potelée.
– Laurine, dit Amelina.
– Tu le dis parfaitement à présent, sourit la jeune femme, le visage tout en larmes. Adieu, fille de ma bien-aimée Jehanne, j’espère te revoir.
Daniel enfourcha la monture, et l’éperonna. Un instant plus tard, la jument passait les portes grandes ouvertes et ses sabots martelaient le pont-levis ; le bruit de son galop décrût bientôt aux oreilles des habitants de Beljour, jusqu’à disparaître.
***
– Les envoyés de Victor vont arriver dans quelques heures, et ils seront furieux.
– Je comprends pourquoi tu n’as pas voulu faire enfermer Daniel avant la dernière minute, déclara Aubin d’un ton calme. Tu avais peur que tes gens ne se rebellent devant ta trahison à ton propre sang.
– C’est à moi que tu dis ça ? Caïn, gronda Stéphane. En menaçant ma dame, c’est moi que tu as menacé, et ma descendance…
Aubin était maintenu par ce même soldat qui tenait Daniel une heure plus tôt. Dame Hersande le considérait les yeux brillants de haine.
– Que comprends-tu à tout cela, pauvre idiot ? cracha-t-elle. Victor de Galefeuille nous menace, le sais-tu ? Il considère qu’il devrait être le maître de Beljour aussi bien que d’Autremont, puisque le duc Vivian portait ces deux titres. Il a les moyens désormais de prendre le comté par la force, mais le don de ces prisonniers l’aurait peut-être apaisé : et toi… tu as tout gâché, au nom d’un prétendu honneur dont tu ne comprends pas la première lettre…
– Emmène-le dans la cour, ordonna Stéphane au hallebardier. Apportez un billot, et qu’on lui coupe la main droite, celle qu’il a osé porter sur dame Hersande.
Longtemps, dans le cœur épouvanté de ceux qui assistèrent à la scène, résonna le cri d’Aubin. Longtemps, le sol poussiéreux de la cour castrale garda la trace du sang qu’il avait bu ce jour-là, le sang du dernier fils des Beljour.
– Ô ma Jehanne, ma tendre Jehanne, murmura Laurine, si ton esprit revenait, combien de torts faits aux tiens aurait-il à venger !…
Suite dans "La mémoire de l'épervier" :
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