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Bravo, Persil ! Tu as maintenant ta couronne. Une couronne, c'est comme ça qu'ils l'appellent. Mais ne nous voilons pas la face : c'est un serpent enroulé autour de ta tête. En principe la couronne vient avec le bureau, mais ils ont un peu tardé à te donner la tienne. Ce n'est pas qu'ils n'en avaient plus ; c'est juste qu'ils utilisent à leur avantage les lois de Shoncor. Ils auraient tort de s'en priver après tout. Cinquième loi de Shoncor : « Vous trouverez plus de valeur aux choses pour lesquelles je vous aurait fait attendre. » Alors, forcément, tu adores ta couronne. A longueur de journée, tu la réajustes. Si jamais il te prenait l'idée d'additionner toutes les secondes utilisées à réajuster ta couronne, tu arrêterais probablement aussitôt d'effectuer ce geste idiot.
Un serpent autour de la tête, mais qui donc a eu cette idée ridicule ? Pourquoi pas un serpent autour du cou pendant qu'on y est ? Ils avaient juste besoin de te coller un signe distinctif ; ça aurait pu être n'importe quoi, comme je pourrais être n'importe quoi d'autre qu'une mouche. Un symbole pour te rappeler perpétuellement que, quand tu es dans la clairière, tu n'es plus le même que quand tu es à la maison. Dans la clairière, derrière ton beau bureau que tu as si longtemps réclamé à Shoncor, tu n'as plus le droit d'être le même. Tu n'as plus le droit d'être celui que tu choisis d'être dans les moments où personne ne t'impose d'être qui que ce soit. A la place, tu dois être...
Tu dois être quoi au juste ? Je ne l'ai pas très bien compris. Tu te sens comme un roi, avec ta couronne. Tu te sens important. Mais qu'est-ce qui te rend important ? C'est cette couronne. La couronne te rend important, ou te fait sentir important, ou dit aux autres que tu es important tout du moins. Mais est-ce que ce que tu fais avec cette couronne sur la tête est véritablement important ? Laisse-moi fort en douter ! Que dirait Shoncor de tout ça ? Te remercierait-il de ce que tu as fais de lui ? Ou t'accuserait-il de l'avoir trahi, d'avoir impitoyablement gâché les ressources qu'il t'a gracieusement données ?
Tu te sens comme un roi, avec ta couronne. Mais si tu es en train de devenir un roi, c'est le roi des idiots. Toi qui étais si brillant, j'ai l'impression que ce serpent enroulé autour de ton crâne enfonce ses dents et aspire lentement chaque fibre de brillance qu'il y avait en toi. Lentement, sournoisement, jusqu'au jour où il sera trop tard pour pouvoir régénérer la brillance disparue. Et, promis, ce n'est pas par jalousie que je dis ça. Même si, avant que ce serpent n'arrive dans ta vie, c'était toujours moi la plus proche de ta tête, tournant autour en te sifflant des choses à l'oreille. Je n'ai jamais prétendu être une couronne pourtant ; mais j'en aurais fait une bien meilleure couronne que ce serpent, c'est certain.
Maintenant, il y a ce serpent entre ta tête et moi. Maintenant, toute la journée, je dois me tenir en retrait et tu ne peux plus ni m'écouter ni me dire quoi que ce soit. Je sais que ce n'est pas vraiment de ta faute ; ce n'est pas vraiment ta décision. Si tu avais le choix, tu passerais la journée à discuter avec moi. Mais tu ne peux pas renoncer à ta couronne. Sans couronne, tu n'aurais pas le droit d'être dans cette clairière. Et, dans ce monde, personne ne peut exister sans couronne. Tout le monde sait pourtant pertinemment qu'abandonner sa couronne serait le meilleur moyen de faire un pied de nez à Shoncor. Mais, sans couronne, il est beaucoup moins plaisant d'utiliser les ressources qu'on arrive à obtenir de lui. Et, sans couronne, plus grandes sont les chances qu'il nous rattrape plus tôt.
Non, je ne te demande pas d'abandonner ta couronne ; je sais que tu ne le peux pas. Je me contente juste de constater que c'est dommage. Je me contente juste de décrire ce qui est ; car c'est ma tâche je crois. Décrire l'ampleur des dégâts, c'est la seule façon de les réduire un tant soit peu. Je te demande juste de continuer de m'écouter, dans les moments où tu peux te le permettre. A la fin de la journée, quand Shoncor te laisse enfin rentrer chez toi, quand tu peux finalement retirer cette satanée couronne et redevenir toi-même. Toi-même : le Persil qui discute avec sa mouche. Le Persil qui est capable de reconnaître que, oui, cette couronne qui donne l'air important ne signifie pas qu'on l'est véritablement. Le Persil capable de reconnaître aussi que sa brillance se voit bien mieux quand nous sommes tous les deux, et que ce serpent venimeux risque de la lui retirer à tout jamais.
Tu es toujours le Persil que j'aime et dont je suis fière. C'est juste qu'il n'y a plus que quelques heures par jour où tu as le droit de l'être. Tu me dis que c'est la faute de Shoncor, et que tu ne vois pas comment on pourrait faire pour réussir à le convaincre, ou à le tromper, pour qu'il te laisse plus de ses précieuses ressources. Ça te rend complètement fou mon pauvre ! Tu n'es même plus capable d'être bien avec moi. Au lieu de profiter de l'espace qui nous est laissé, tu l'encombres de ta peur des effets de cette couronne sur toi, de tes tentatives de déjouer Shoncor, et de la pression insensée que tu te mets pour profiter de moi au maximum dans les rares instants qui nous sont laissés.
Même quand on est tous les deux, tu n'es plus complètement toi-même. Tu es un Persil qui a conscience de n'être, la plupart du temps, qu'un ridicule Persil à serpent-couronne. Un Persil qui en a conscience, qui en a peur, et qui s'en repent. Un Persil qui devient incapable de discuter de quoi que ce soit d'autre avec moi, alors qu'autrefois l'univers entier était notre terrain de réflexion à tous les deux. Un Persil qui s'en veut, et qui est terrifié à la perspective que Shoncor ne lui laisse jamais de seconde chance. Avant, tu étais heureux d'être Persil ; tu étais fier d'être Persil. Et maintenant, tu as l'impression d'être une herbe aromatique périmée. Tu as conscience de ne plus être ce Persil, celui que sa brillance définissait, que sur ton faible espace de liberté. Et tu sais que quiconque te voit encore pleinement comme ce Persil (celui que nous aimions) est d'une certaine manière dans l'erreur.
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