V
Voilà que ton père a décidé de t'accorder du temps ; celui d'une conversation en face à face juste tous les deux. Ça faisait une éternité que ce n'était pas arrivé. Mais, ce soir, il s'est dirigé vers toi et t'a proposé de prendre un jus de carton avec lui dans le jardin. Il t'a demandé de parler de ta journée de travail, et tu as répondu la seule chose que tu pouvais répondre : des plaintes. Le sourire de ton père a aussitôt disparu :
« Et moi qui allait justement te dire à quel point je suis fier de toi ! Je pensais que tu étais comme moi ; capable de ressentir ce magnifique sentiment qu'est la satisfaction du devoir accompli. Je vois bien que tu te donnes énormément chaque jour pour t'appliquer et fournir du travail de qualité. J'étais fier de toi. Mais, si tu n'es pas capable de ressentir l'honneur qu'il y a à œuvrer pour la collectivité, peut-être qu'il n'y a pas lieu d'être si fier. Tu as beau, par tes actes, faire tout ce qu'il faut, dans ton cœur, tu conserves cette part d'égoïsme qui préférerait, si elle en avait la possibilité, renoncer à une once de ça pour gagner une minute supplémentaire de temps à utiliser librement selon les caprices de sa volonté propre.
— Mais enfin, Papa ! Comment peux-tu dire une chose pareille ? Ce n'est pas de l'égoïsme ! Oui, je pense que les êtres humains méritent plus de temps libre ! Oui, je trouve absurde que nous passions tous autant de temps à faire tourner un monde dont personne ne peut profiter parce que tout le monde est trop occupé à le faire tourner ! Mais je serais honoré de consacrer une partie de mon temps à la collectivité, si je pensais que c'était ce que je faisais. C'est peut-être ce que tu fais toi, mais moi je permets la fabrication de carton dans un monde où il risque de pleuvoir ! Je vérifie des choses que certains ont déjà vérifiées et que d'autres vérifieront derrière moi, alors qu'aucune de ces choses n'a réellement d'importance pour la qualité des constructions en carton. J'interdis l'homologation d'autres matériaux, qui seraient plus résistants que le carton. Suis-je en train de faire quelque chose d'utile ? Peut-être que je serais utile, si j'étais en train de réfléchir à comment moi et mes collègues, en changeant notre organisation, pourrions poursuivre les mêmes fins tout aussi bien en y consacrant moins de temps. Peut-être que je serais utile, si j'étais en train de réfléchir à comment nous nous abriterons et nous nourrirons quand notre planète sera dépourvue des ressources permettant la fabrication de ce vénéré carton. Mais, avec ce que je fais actuellement, et la manière dont je le fais, non, je n'estime pas être utile à la collectivité. Alors pardonne moi d'être inutile, mais ne m'accuse pas d'être égoïste. Si j'étais égoïste, peut-être que ça ne me dérangerait pas autant de réaliser chaque jour un travail qui m'apporte du prestige mais ne profite à personne.
— C'est moi qui suis désolé, Persil ; j'ignorais tout ça. Je ne vois pas tout ce que tu vois toi. Il m'a semblé que fabriquer du carton était un but utile et noble. Peut-être n'ais-je pas assez approfondi la question. Mais, pour mon excuse, je t'entends plus souvent te plaindre de Shoncor que des problèmes sociétaux liés au monopole du carton.
— Peut-être. Mais c'est l'alliance des deux qui est si douloureuse. Oui, devoir donner les ressources de Shoncor me pèse ; je l'admets. Mais, peut-être que s'il y avait quelque chose avec plus de poids à mettre en contrebalancement, la balance pencherait autrement.
— Ton travail n'a pas assez de poids ? Je croyais comprendre qu'à l'inverse il était pesant.
— Tu vois très bien ce que je veux dire ; pas assez de sens, de valeur, d'utilité.
— Je vois. La deuxième loi de Shoncor : Chacune de mes ressources ne peut être utilisée qu'en vue d'un résultat.
— Maman dit toujours que tu accordes beaucoup trop d'importance à cette deuxième loi. Je crois qu'elle déplore que tu ne considères pas le temps passé avec nous comme un résultat suffisamment valable et pesant.
— Pesant, justement. Je vais te dire un secret, Persil. Ta mère pense que je suis obsédé par la deuxième loi de Shoncor, mais, en vérité, la loi que je trouve la plus importante, c'est la première.
— Ce qui définit la liberté, ce n'est pas d'être à l'intérieur ou à l'extérieur. Ce qui définit la liberté, c'est moi.
— Tout à fait. Ce qui définit la liberté, c'est Shoncor. Ou, plus précisément, le contrôle que l'on a sur Shoncor. Et, ironiquement, je me sens plus libre au travail que chez nous. Au travail, je suis autonome : je sais à quel résultat je veux parvenir et personne ne me dit ce que je dois faire à telle ou telle heure, dans quel ordre je dois réaliser mes tâches, lesquelles je dois déléguer ou pas, ou même quelles sont exactement ces différentes tâches. J'ai du contrôle sur la manière dont je fais les choses ; donc je me sens libre.
— Et à la maison, tu ne te sens pas libre.
— La domesticité me pèse, Persil. Je vous aime, ce n'est pas la question. Mais tout est extrêmement ritualisé. Les horaires des repas partagés, hérités de tes grands-parents, rythment la journée. Si l'on souhaite faire une activité ensemble, il faut tous se trouver être volontaires et disponibles au même moment : un vrai casse-tête d'organisation, que ta mère prend en charge la plupart du temps, gagnant par là le contrôle. Ta mère gère beaucoup de choses, et je l'en remercie. Elle gère tout : que ce soit les courses, les repas, les comptes, le linge, l'entretien du carton, ou même tout un tas d'autres choses que j'oublie. Elle l'a fait parce que sa mère le faisait avant elle ; et ça m'arrangeait bien, parce que mon travail nécessite beaucoup plus de temps. Et quand ce n'est pas ta mère, c'est ta grand-mère elle même qui prend le contrôle, quand son état le permet. Ça m'a bien arrangé, je le reconnaît. Mais maintenant, je me sens totalement sans contrôle sur cette vie personnelle, étant presque un invité dans ma propre maison. Ça fait du bien de vous retrouver le soir et le week-end, mais ce temps me suffit amplement : c'est du temps off, du temps pour souffler, pas du temps d'activité, pas du vrai temps. Quand je retourne au travail, je suis productif, actif, en contrôle ; j'ai l'impression de respirer, je suis libre. »
Tu ne sais pas quoi penser. Tu trouves beaucoup d'absurdité dans les arguments de ton père, mais tu n'en es plus à une absurdité près, au milieu de tout ce carton. Tu as essayé de lui expliquer que ta mère et lui pourraient encore changer les choses, revoir leur organisation, partager équitablement le contrôle et les responsabilités sur votre vie de famille. Mais rien à faire ; tu as fini par comprendre qu'il était en fait totalement satisfait de la situation. Se faire chouchouter le soir et le week-end, c'est la quantité parfaite pour lui. Ensuite, il a sa semaine de travail active où ils se sent en contrôle, et où les journées peuvent se prolonger aussi tard que cela lui procure du plaisir et de la satisfaction. Il n'a pas envie de changer, et peu importe importe pour lui si les autres personnes sous ce toit de carton auraient envie de le voir un peu plus souvent et de profiter davantage de sa présence. Tu trouves quand même ça très ironique, venant d'un homme qui t'accuse d'égoïsme et qui, en plus, travaille pour le ministère de la Famille.
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