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Week-end : nom donné aux deux jours de liberté qui te sont accordés chaque semaine. Enfin, en théorie. Déjà que la durée et la fréquence de ces week-end sont largement insuffisantes, maintenant, tu n'as même plus le droit à l'assurance que, pendant cet espace où Shoncor semble presque s'arrêter, tu ne seras pas dérangé par un rappel à la réalité. Ou devrais-je dire plutôt « pendant cette période où tu travaillais depuis chez toi » ? C'est un « Maintenant » qui arrive à sa fin. Bonne nouvelle : les connexions télépathiques vont cesser, et ton temps personnel (qu'il s'agisse des aurores, des soirs ou des week-ends) redeviendra ton temps personnel (où le travail ne pourra plus s'immiscer) ! Terrible nouvelle : tu vas devoir retourner dès demain dans la clairière, malgré une troisième tombée de pluie sur vos bureaux il-y-a deux semaines.
Vous en avez été informés aujourd'hui, sur ce précieux temps de week-end où tu souhaitais penser à tout sauf au travail. Il a été décidé que vous devez tous revenir dès que possible dans la clairière. Pourquoi ? Tu n'arrives pas à le comprendre. Certes, vos bureaux en carton sont de nouveau sur pieds. A leurs yeux, c'est une raison suffisante. A leurs yeux, pouvoir revenir est une raison suffisante pour revenir. Mais pourquoi ? Pourquoi était-ce pertinent au départ de venir chaque jour sur place ? Pourquoi gaspiller tant de précieuses ressources de Shoncor à aller depuis chez toi jusqu'à la clairière chaque matin et à en revenir chaque soir, en érodant au passage les sols en carton que tu foules de tes pas ? Pourquoi encombrer cette jolie clairière de bureaux et de gens au détriment des petites fleurs qui, autrement, pourraient pousser et respirer en liberté ?
Au nom de quoi ? Même en laissant de côté l'idée (pourtant très présente et très importante) qu'il puisse de nouveau pleuvoir, tout cela reste à proprement parler absurde. Ces derniers temps ont prouvé à quel point être à distance les uns des autres ne nuit en rien à votre capacité à travailler. Les connexions télépathiques vous permettent de communiquer et de partager instantanément ce que vous avez sous les yeux, puis les dossiers sont déplacés de l'un à l'autre d'entre vous par pigeons particulièrement rapides (ce qui fonctionne parfaitement, chacun devant les étudier et y écrire tour à tour). Travailler loin de la clairière fonctionne parfaitement. Le seul inconvénient, je l'ai déjà souligné, est que tes collègues sont proprement incapables de respecter la limite entre le temps qui devrait être consacré au travail et le temps qui devrait vous appartenir pleinement.
Tu t'étais surpris à rêver que les choses restent ainsi éternellement. Tu t'étais surpris qu'ils prennent conscience de l'évidence : être dans la clairière ne sert à rien. Tu rêvais que les choses restent telles qu'elles étaient ces derniers temps, à ceci près que dans ton rêve s'ajoutait l'interdiction de s'atteler à des tâches en rapport avec le carton en dehors des horaires dédiés. Bien sûr, tu étais pleinement conscient qu'il ne s'agissait que d'un rêve, et que celui-ci ne deviendrait jamais réalité. Mais tu es quand même déçu ; de constater à quel point ils n'ont vraiment conscience de rien.
Ta N+3 étant la plus sympathique et la plus compréhensive de tes multiples supérieurs, tu as pris la peine de déclencher une connexion télépathique pour lui poser la question qui te taraudait : « Pourquoi ? » Bien sûr, personne ne lui avait donné la raison. Personne ne s'était même posé la question. Il semblait juste évident à tous que, dès que les choses pourraient reprendre comme avant, elles reprendraient. Mais ta N+3 a quand même cherché des explications, des justifications, élaboré ses théories.
Son premier argument était que la clairière constitue un vecteur de lien social et qu'il est beaucoup plus plaisant de travailler les uns près des autres qu'à distance, que cela facilite les échanges informels et la convivialité. Tu as failli t'étouffer. Certes, tu veux bien admettre que ce puisse être un argument valable ailleurs ; mais avait-elle jamais regardé cette clairière ? Il n'y a jamais eu aucune convivialité, si ce n'est ces simulacres scénarisés, ritualisés et hypocrites comme l'apport des triangles de carton mangés séparément. Il n'y a jamais eu aucun lien social, aucun échange informel. Il n'y a jamais eu de sincérité ; juste chacun dans son rôle et des échanges réduits au nécessaire. Les seules interactions n'ayant pas d'utilité opérationnelle sont les réunions à outrance qui bouffent votre temps (et ne sont aucunement sympathique, inutile de le préciser). La présence de tes collègues te pesait ; tu préfères de loin être auprès de ta famille. Non, ils ne te manquent certainement pas ; les connexions télépathiques sont déjà de trop.
Bien sûr, tu ne pouvais pas rétorquer ça à ta N+3 ; elle aurait risqué de mal le prendre. Tu n'as pas réfuté son argument, mais elle t'en a tout de même offert un deuxième : « Tu n'y penses peut-être pas, Persil, toi qui est si sérieux, assidu, qui a une véritable éthique professionnelle, mais certains peuvent abuser de la situation. Ils sont chez eux, nous ne pouvons pas les voir ; ils risquent de se tourner les pouces. Au moins, dans la clairière, nous savons qu'ils travaillent. » Là ; c'en était trop ; tu as dû dire ce que tu avais sur le cœur. Non, ce n'est pas parce que quelqu'un est prisonnier d'un bureau en carton et du regard de ses collègues qu'il est forcément en train de travailler et productif. Quant à savoir si depuis chez vous, vous travaillez, c'est autrement plus simple : il suffit de voir le travail produit !
Si le travail est produit et remis de façon qualitative et dans les temps, que peut-il importer de savoir combien d'heures vous avez passé les yeux fixés dessus ? On dirait que, si vous aviez la possibilité de vous accorder une heure de temps libre supplémentaire, ils se sentiraient lésés. Comme si leur but n'était pas la productivité, mais bel et bien de vous départir de ce temps personnel si précieux. Ils préfèrent vous enfermer derrière un bureau, où les trois quarts de tes collègues rêvassent à autre chose les yeux sur leurs dossiers. Probablement que certains ne font pas grand chose de chez eux ; mais ils n'en faisaient et n'en feront pas plus depuis la clairière. N'est-ce pas justement, théoriquement, le rôle des supérieurs que d'estimer la charge de travail qu'il est raisonnable de vous attribuer et de vous fixer des objectifs en fonction ? La vôtre serait alors de remplir ces objectifs : par les moyens de votre choix et en y mettant les ressources de votre choix. Mais non ; visiblement, vous ne vendez pas vos productions ; vous vendez purement et simplement votre temps.
Bien entendu, tu n'as pas dit les choses de cette manière à ta N+3. Tu t'es contenté d'affirmer que la production est plus parlante que le temps. Ce à quoi elle t'a répondu par un obscur « C'est un peu plus compliqué que ça. » auquel tu n'as pas eu l'énergie de demander des compléments. Tu savais que ça aurait été totalement vain. Et puis, cette connexion télépathique avait lieu sur ton rare temps de week-end, et tu en avais déjà bien trop gaspillé pour cette conversation qui, tu le savais, serait de toute manière sans effet. Alors, tu vas sagement retourner demain travailler dans la clairière. Mais la clairière n'est pas un endroit où l'on travaille ; c'est un endroit où l'on pourrit. Tu vas retourner pourrir là bas, et être plus que jamais ce Persil flétri qu'il me fait tant de peine de voir.
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