X
Xylophone, l'amoureux de ta tante Cloche, se trouve être le frère de Quiconque : tu l'as appris aujourd'hui. Tu ne l'as appris qu'aujourd'hui : encore une preuve du point auquel, entre collègues, vous ignorez tout les uns des autres. Si Xylophone et Cloche se marient un jour, Quiconque deviendrait d'une certaine manière ta belle-tante (à moins que Xylophone soit lui ton bel-oncle et que Quiconque ne mérite aucun terme tant le lien est éloigné). Dans tous les cas, tu trouves aberrant de ne l'avoir appris que maintenant, et par hasard qui plus est. Tu aurais pu passer toute tes journées, pendant des années, à travailler avec ta future belle-belle-tante, et ne l'apprendre qu'en la croisant le jour du mariage (si mariage il-y-a un jour).
Tu l'as appris en repérant une erreur flagrante dans l'un des documents que Quiconque t'avait transmis pendant la période où vous travailliez loin de la clairière. Sur l'ensemble du document, le nom du demandeur avait été remplacé par un autre nom (probablement celui du demandeur d'un autre dossier que Quiconque avait traité préalablement). Tu as été forcé de faire remarquer cette inattention à Quiconque, qui s'est confondue en excuses. Devoir souligner leurs erreurs à tes collègues est l'une des choses que tu détestes le plus dans ton travail (et la petite mouche que je suis sais bien à quel point nombreuses sont les choses que tu détestes dans ton travail). Tu détestes être obligé de vexer ces gens, et les voir ensuite se débattre dans la toile que tu as tissée à contrecœur. Tu n'as pas l'intention de les piéger ou de leur faire du mal : tu te dois juste dire ce qui est, et de leur permettre ainsi de faire plus attention la fois suivante.
Que ce serait plus simple si tes collègues se contentaient de noter factuellement le point que tu mets en évidence et de le prendre en compte ultérieurement. Mais non, il faut qu'ils se sentent obligés de réparer leurs égos blessés, de se justifier auprès de toi et de prouver que leur erreur n'est pas révélatrice d'une éventuelle incompétence (bien masquée jusqu'ici et qui montrait soudain son nez). Quiconque n'est pas exempte ; elle a besoin de se justifier pour tout et pour rien. Même si tu soulignes simplement que sa tasse de jus de carton est trop près du bord de son bureau et risque de tomber, elle a besoin de se trouver des excuses et se sent gênée comme si sa compétence professionnelle était remise en question par ta remarque.
Concernant cette erreur de dénomination du demandeur, Quiconque s'est justifiée en invoquant Xylophone. Curieusement, les fois où tes collègues se justifient pour leurs erreurs sont les seules fois où ils te répondent comme des êtres humains et révèlent des parts de leurs vies personnelles. Quiconque a donc expliqué que son frère passe ses journées à jouer de la musique, et que, pendant la période qui a suivi la pluie, se concentrer en travaillant à côté de ce vacarme avait été pour elle particulièrement difficile. Tu as été surpris, toi qui n'as aucune difficulté de concentration, même quand ta tante Cloche chante à tue-tête dans la pièce d'à côté séparée seulement de toi par un fin mur de carton. Dans cette dynamique d'échanges soudain devenus plus personnels, Quiconque t'a confié que le simple fait de se trouver dans son environnement personnel suffisait à nuire à sa concentration, et que, même quand Xylophone était silencieux, il lui était compliqué de se motiver pour travailler.
J'avais presque oublié que tout le monde n'a pas autant de contrôle de soi que toi, Persil. Quiconque est une personne sérieuse et assidue, motivée pour travailler quoi qu'il en soit. Mais c'était juste plus compliqué pour elle ; de ne pas se laisser distraire, de pouvoir se mettre dans une dynamique de travail en étant chez elle. Elle est donc particulièrement heureuse de retrouver la Clairière. Clairière que toi tu trouves toujours aussi inutile et pesante mais qui, tu le réalises à présent, est peut-être importante pour d'autres : travailler de chez soi n'est peut-être pas bon pour tout le monde. D'ailleurs, toi qui aurais été le premier volontaire pour travailler constamment depuis chez toi, tu comprends d'autant mieux l'argument de Quiconque que cette confusion des environnements a aussi un impact sur toi.
L'impact sur toi est plutôt inverse. Être dans ton environnement personnel ne t'a pas empêché de te concentrer sur ton travail. En revanche, avoir travaillé dans ton environnement personnel t'empêche à présent de le considérer comme pleinement personnel. Porter les yeux sur ton bureau personnel te rappelle le travail. Déjà que tu avais du mal à éviter de penser au travail en temps normal, à présent c'est encore pire. Pour éviter de te sentir au travail quand tu es chez toi, tu délaisses maintenant ton bureau. Tu préfères t'asseoir au sol ou sur ton lit pour discuter avec moi, lire mes écrits, ou n'importe laquelle des activités distrayantes que tu faisais avant sur ce meuble de carton à présent condamné par les mauvais souvenirs auxquels il te renvoie.
Sans parler de ta nouvelle phobie des demandes de connexions télépathiques. Tu as toujours été quelque peu dérangé par ces intrusions imprévues sur ton temps personnel que représentent les connexions télépathiques ; même quand elles provenaient uniquement de tes proches, de ta famille, de tes amis. Mais maintenant, tu ne peux plus t'empêcher de sursauter en entendant résonner dans ton crâne le son de ces demandes. Depuis le retour à la clairière, elles ne peuvent plus provenir du travail mais, pendant une fraction de seconde, tu oublies ce fait. Pendant une fraction de seconde, en entendant ce son retentir, tu ressens la même angoisse et le même agacement que si c'était le travail qui se rappelait à toi et qu'il allait falloir t'y remettre.
Cette petite conversation avec Quiconque t'a donc permis d'apprendre bien des choses. Elle t'a permis de réaliser que la clairière est peut-être bénéfique pour certains de tes collègues. Elle t'a permis de te souvenir que, même si les moments de connexion réelle avec tes collègues sont extrêmement rares, ils peuvent exister ; et que ce sont bien des êtres humains qui se cachent sous ces serpents-couronnes. Et elle t'a permis d'apprendre que Quiconque est la sœur de Xylophone. Quand tu as évoqué ta tante Cloche et ses sons, Quiconque a reconnu la jeune femme qui vient régulièrement séjourner dans son foyer et avait mentionné au détour d'une conversation avoir le même âge que son neveu (chose qui n'est pas si rare). Je me demande si, même en étant quasiment de la même famille, Quiconque et toi allez continuer à vous considérer chaque jour comme de quasi étrangers au même titre que tous les gens dans cette clairière. Mais je soupçonne que ce sera le cas.
Annotations