Youpi ! Cela fait déjà une année complète que tu es arrivé dans cette clairière. Honnêtement, je ne suis pas certaine qu'il y ait vraiment lieu de se réjouir de cette nouvelle. Mais toi, Persil, tu es heureux ; car ton serpent-couronne a enfin droit à cette deuxième rayure que tu attendais tant. D'ailleurs, c'est probablement uniquement parce que tu as attendu cette rayure que tu es content de l'avoir, conformément à la cinquième loi de Shoncor : « Vous trouverez plus de valeur aux choses pour lesquelles je vous aurait fait attendre ».

Sérieusement, qu'est-ce que cette rayure supplémentaire sur ton serpent-couronne peut bien t'apporter ? Rien, sinon cette pointe d'envie que tu vois sortir du visage de tes collègues et qui te flatte. Moi, cette pointe qui sort de leur visage, je la trouve juste hideuse et effrayante. Rien, sinon aussi ce regain de lueur sur ton propre visage (ça faisait longtemps qu'on n'y avait pas eu droit). Moi, cette lueur sur ton visage, je la trouve juste absurde et inquiétante. Tu le sais aussi bien que moi, même le jour où ton serpent aura suffisamment de rayures pour t'autoriser à grimper dans la hiérarchie, cela ne changera fondamentalement rien à ta situation.

Qu'est-ce que cette hiérarchie de cent-quatre-vingt échelons ? Déjà, si tu atteints un jour une position suffisamment élevée pour avoir un réel pouvoir, rien qu'énoncer ta position (centaine-dizaine-unité) te prendra un temps fou ; et tu détestes perdre ton temps. Plus sérieusement, cette hiérarchie est une pyramide si immense que son sommet est suffisamment haut pour être masqué par les nuages. D'ailleurs, c'est peut-être cette pyramide qui a percé les nuages, provoquant cette pluie qui a causé tant de dégâts. Pyramide si haute que, même si tu gagnes suffisamment de rayures pour grimper un peu, cette élévation ne sera rien en proportion de la taille de l'édifice. Autant dire que, même en grimpant, tu seras toujours au sol.

Nous en avons déjà parlé, alors tu le sais aussi bien que moi : tout espoir est illusoire. Cette pyramide est un tunnel (même si un tunnel est presque le contraire d'une pyramide) : un tunnel si long qu'on voit à peine la lueur qui se trouve au bout. Cette lumière sur ton visage, elle vient du fait que tu continues d'avoir l'espoir qu'il puisse vraiment y avoir une lueur au bout du tunnel. Tu as de l'espoir alors que nous savons pertinemment qu'aucune lueur ne t'attend au bout du tunnel et que tu n'arriveras de toute façon jamais au bout du tunnel en question.

A moins que tu ne sois déjà au bout. Pas au bout du tunnel, mais au bout de ce que tu peux supporter. Au bout, ou à bout, ce qui revient exactement au même. Une année ; c'est beaucoup mais en même temps ce n'est rien du tout par rapport au temps que tu t'apprêtes à passer dans cette clairière. Cette rayure supplémentaire sur ton serpent-couronne te donne l'illusion d'avancer, alors que tu ne fais que stagner et pourrir. Crois-tu vraiment que les choses puissent un jour changer pour toi ? Crois-tu vraiment que les choses puissent un jour changer ici ? Changer de façon conséquente et significative je veux dire. Crois-tu que quoi que ce soit puisse arriver et changer la donne pour toi ?

Oui, les choses changent. Les choses changent mais ça ne change rien. Une deuxième rayure orne ton serpent-couronne mais ça ne change rien ; il continue d'aspirer ta brillance exactement de la même manière. Les choses changent mais ça ne change rien. Une nouvelle tête est apparue dans la clairière, spécifiquement en charge de faire changer les choses ; mais ça ne change rien. Ils voulaient vous faire oublier la pluie. A moins qu'ils n'aient plutôt voulu vous faire oublier le fait qu'il était possible de travailler depuis chez vous et qu'ils vous ont retiré ce droit sans aucune raison valable. Ils voulaient vous faire oublier la pluie, c'est ce qu'ils ont dit. Prendre soin de vous, vous montrer que vous êtes important ; c'est ce qu'ils ont dit. Alors, ils ont fait appel à quelqu'un pour se charger de votre bien-être.

Et qu'à fait cette personne ? Je te le donne en mille Persil : construit un autre tunnel ! A quel point vous pensent-ils stupides ? La solution choisie suite à l'analyse réalisée tient en un mot : distraction. A croire que l'analyse a abouti à la même conclusion que moi : il n'y a rien à faire. Distraction ; n'est-ce pas déjà ce qu'est la vie ? N'est-ce pas là la véritable signification de la huitième loi de Shoncor : « Vous passerez votre vie à me faire passer » ? La deuxième loi n'efface en rien la huitième. Vous passez votre vie à faire passer Shoncor. Que ce soit de façon utile ou non n'y change strictement rien. Dans tous les cas, la vie n'est que distraction. Distraction de quoi ? Peut-être du fait que, justement, cette notion d'utilité est complètement vide et l'idée d'utilité n'est elle-même que distraction.

Revenons donc à ce tunnel. Pas celui qui représente la structure hiérarchique de la clairière ; celui qui a matériellement été construit dans la clairière pour vous distraire. Au final, sont-ils vraiment si différents l'un de l'autre ? L'un comme l'autre ont été construits pour vous distraire. Ce nouveau tunnel a la caractéristique d'être incliné : forcément, c'est un toboggan. Un toboggan ! Voilà ce qu'ils ont trouvé comme pansement à l'insatisfaction que vous pourriez ressentir dans la clairière. Quelle plaisanterie ! Vous avez donc à présent ce magnifique toboggan qui vous permet de vous aérer l'esprit en étant quasiment privé d'air le temps d'une descente. Le temps d'une descente rapide, pendant laquelle vous avez le droit de ne pas travailler et l'obligation de ne pas penser. Le temps de parcourir le tunnel qu'est ce toboggan, vous oubliez ce qui vous attend au bout. Et, sur la même logique, le temps de parcourir le tunnel qu'est la structure hiérarchique de la clairière, vous oubliez que ce qui vous attend au bout ne vaut probablement pas le coup face au vide qu'est ce parcours.

Youpi ! Tu as à présent une nouvelle rayure sur ton serpent couronne et un toboggan dans la clairière où tu es condamné à pourrir. Il y a tout lieu de justifier cette lueur d'espoir sur ton visage et tout lieu d'espérer que j'aie prochainement des choses fort joyeuses à écrire.