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Le monde a changé. Mais on ne va pas s'exciter : un tout petit peu changé. A présent, les gens portent tous autour du cou d'étranges colliers musicaux. Il s'agit de perles de carton savamment creusées et agencées de sorte à constituer une sorte de carillon qui produit un doux et imprévisible son. Le monde est devenu plus musical, plus artistique, plus joli. Toi, Persil, tu t'en fiches un peu : pensant que cette beauté peut être assimilée au toboggan dans la clairière (juste un artifice distrayant des véritables problèmes pourtant toujours aussi présents). Ce qui mérite quand même attention, c'est que ces colliers musicaux sont une invention conjointe de ta grand-mère et de ta tante. C'est donc une preuve que n'importe qui peut changer le monde, et que d'excellentes choses peuvent provenir d'échanges avec ceux que l'on pensait différents de soi. Sauf que, quand j'ai essayé d'attirer ton attention là dessus dans l'espoir de faire venir une lueur sur ton visage, tu m'as objecté qu'un changement si négligeable ne compte pas, et que ta grand-mère et Cloche ne sont pas si différentes l'une de l'autre car toutes deux artistes.
Au delà de ta mauvaise volonté et de ton attitude négative quasiment érigée en principe, ce qui m'a choquée, c'est la façon pleine de mépris sur laquelle tu as prononcé le mot "artistes". Serait-ce par jalousie ? A mon humble avis, l'art est probablement la seule manière de changer le monde sans avoir à se confronter à lui ; par là il devrait t'attirer. Peut-être même que l'art est en fait la seule manière de changer le monde, vu que tenter sa chance en se confrontant à lui ne semble mener qu'à l'échec.
Cette vérité que j'énonce là devrait parfaitement s'accorder avec ton attitude négative : considérer l'art comme la seule manière de changer le monde n'a vraiment rien d'optimiste, car c'est dire que le monde ne peut changer que par chance ou par hasard. Je suis (comme toi) convaincue que le succès dans l'art est grandement affaire de hasard. Ou peut-être tout au mieux affaire d'interactions entre ton existence et le hasard, tes efforts et le hasard ou ta brillance et le hasard. Enfin, je parle pour ceux qui s'y engagent : pas de ton existence à toi, tes efforts à toi ou ta brillance à toi. L'art n'est pas pour toi, je le sais bien : tu ne peux pas te permettre d'investir dans un placement si risqué. En faisant de l'art, tu parierais non pas sur ton talent et tes idées mais sur le hasard. Or, comme nous le savons, tu es hostile à toute prise de risque, surtout quand ce qui doit être investi est du temps. La deuxième loi de Shoncor s'impose sans cesse à toi, et risquer d'utiliser ses ressources sans peut-être en tirer de résultat est juste inadmissible à tes yeux. Voilà pourquoi ce que tu ressens pour ta tante et ta grand-mère n'est pas de l'envie, mais quasiment du mépris.
Tu as pourtant de l'estime pour ta grand-mère. Elle a toujours créé et vendu des colliers, sans être célèbre ni chercher à le devenir. Elle n'a jamais (du moins jusqu'à ces colliers musicaux) été reconnue, mais n'en a pas été malheureuse et a su se contenter de ce qu'elle avait. Ta grand-mère aime créer et tu n'as qu'estime pour le fait de créer. Ta grand-mère n'est pas une rêveuse inconsidérée comme ta tante Cloche ; et c'est bien cet aspect là qui te dérange chez ceux qui se prétendent artistes. Tu n'as rien contre ceux qui font le même choix que Pigment, et tentent timidement et prudemment leur chance du côté du rêve tout en s'assurant de l'autre côté une option raisonnable et réaliste. Ce qui t'agace, ce sont ceux qui prennent leurs rêves pour des réalités, qui prennent l'art pour la quête de la célébrité, et qui cherchent à obtenir une couronne en or en (comme s'ils oubliaient que celles-ci sont l'exception et non la règle). Ce qui t'agace, ce n'est pas que Cloche se pense exceptionnelle ; c'est qu'elle est incapable de voir que la réussite n'a rien à voir avec le mérite et qu'être exceptionnelle (si tant est qu'elle le soit vraiment) ne suffirait même pas à lui assurer le succès. Tu ne conçois pas que l'on puisse juger une population à ses exceptions ; les individus atypiques, qu'on exclurait de toute étude sérieuse de peur qu'ils ne faussent les résultats, sont les seuls que l'on observe quand il s'agit de se représenter la vie des artistes. Les porteurs de couronne en or ne sont pas la norme des artistes ; cette norme c'est l'échec, le rejet, l'obscurité et l'abandon (c'est à dire le fait de se rabattre sur une option plus réaliste comme Pigment l'a fait d'emblée). L'oublier (ou ne jamais l'avoir réalisé) te semble juste un flagrant manque de brillance.
L'art, malgré son attrayante capacité à changer le monde, est le domaine où l'effort et les résultats sont le moins liés. Bien sûr, j'aurais tendance à penser qu'ils ne sont liés nulle part. Après tout, quelle que soit la situation dans laquelle tu te trouves, tes efforts et tes qualités n'obtiennent jamais la récompense qu'elles mériteraient. Mais, même si en matière de satisfaction existentielle tu ne rencontres pas le succès, on peut quand-même dire que tu en rencontres dans ton travail. Tu réussis bien, tu n'échoues pas, tu fais ce qu'il faut, on ne te reproche rien : ce n'est pas assez pour toi, mais c'est assez pour eux. Malgré mon envie de te convaincre que rester dans la clairière est une erreur sans nom, je dois admettre que ton échec professionnel n'est un échec que parce que tu le vis comme tel, et constitue malgré tout une réussite aux yeux des autres. Cependant, de mon point de vue de mouche et d'amie, ton vécu est ce qui compte et l'opinion du monde n'est d'aucun poids dans la décision que tu te dois de prendre. Pour en revenir à l'art, il te semble juste plus injuste encore que le reste du monde. Pour quinze chansons écrites et retravaillés en ne ménageant pas les dépenses de ressources de Shoncor, puis jetées à la poubelle ou tombées dans l'oubli, le succès viendra peut-être (s'il vient un jour), d'une chanson écrite en seulement deux minutes. Ou, plus ironique encore dans le cas de Cloche, de l'invention de collier musical n'ayant quasiment rien à voir avec les efforts investis dans le domaine du chant.
Pour être tout à fait exacte, l'art n'est pas la seule manière de changer le monde sans se confronter à lui : il y a aussi la recherche et toute forme d'invention. D'ailleurs, il y a lieu de débattre quant à savoir si les colliers musicaux doivent être considérés comme de l'art ou juste comme une invention. Mais ça ne change rien à l'affaire, tous ces domaines étant tout aussi risqués et hasardeux les uns que les autres (en incluant bien sûr celui des couronnes de cheveux que j'aime tant moi-même et qui est évidemment un art). Et, dans tous les cas, il n'y a pas seulement le danger de résultats incertains, mais aussi tout un tas de préoccupations autour de la notoriété, de l'entretien de son image, d'un réseau de connexion et de relation (toutes choses te semblant par nature fausses et hypocrites). Peut-être que le secret des yeux roses de Cloche est qu'elle n'a pas pour ambition de changer le monde (ambition dont l'échec est quasiment assuré, sauf à considérer que les colliers musicaux changent le monde) mais qu'elle est justement attirée et amusée par ces jeux autour de la notion de notoriété. Elle aime en soi ce qui pour toi n'est qu'un argument supplémentaire à l'encontre de ces métiers. La possibilité de devenir célèbre qui pour toi constitue un risque supplémentaire est pour elle un souhait et source d'espoir.
Peut-être que la satisfaction que les artistes trouvent dans de tels métiers vient du fait qu'ils peuvent toujours avoir de la lueur. Cloche sait que tout peut basculer en un instant : même si la possibilité de réussir est extrêmement faible, elle existe néanmoins et perpétuellement. Il se peut qu'une chanson plaise à une personne influente qui l'aura entendue par hasard et se retrouve le demain fredonnée dans tout le royaume. Alors qu'il n'y a strictement aucune chance qu'Inertie passe demain inspecter la clairière et, éblouie par la qualité exceptionnelle de tes vérifications, te nomme ministre du Carton. Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne : ton travail est l'un de ceux où l'exceptionnel ne peut pas exister. Une possibilité existe toujours pour Cloche et probablement qu'elle voit ça de manière binaire, se rappelant que la possibilité existe sans se souvenir qu'elle est extrêmement peu probable. Toi, tu ne pourrais pas t'empêcher de voir la fonction mathématique réelle et toutes ses subtilités, et surtout tu ne pourrais pas accepter l'injustice sous-jacente. Tu ne pourrais probablement même pas, si tu avais la chance de faire partie des très rares exceptions qui réussissent, savourer ton succès. Même si tu étais intimement convaincu de posséder un talent réel, savoir que le succès est conséquence du hasard plus que de ce talent suffirait à avoir sur la langue la saveur d'une injustice.
Cloche chante à longueur de journée, et c'est l'image qu'elle aime entretenir et donner : celle d'une vie d'insouciant bonheur et d'imagination sans effort. Peut-être que la création lui vient sans effort (même si on ne peut pas dire qu'elle vient sans entraînement, vu le temps qu'elle y consacre depuis des années), mais Cloche ne fait certainement pas que ça. Si tu regardes de près ses activités de cette dernière année (comme j'ai eu l'occasion de le faire pendant que tu travaillais en m'ignorant totalement), tu réaliseras qu'elle a fait bien plus de démarchage que d'art. Son véritable travail n'est pas de chanter ou de composer : c'est de chercher des contacts, d'envoyer des enregistrements, de rencontrer des gens, d'organiser des concerts gratuits, ou de peindre des annonces sur le carton de nos rues. Et sa dernière lubie, c'est de réfléchir à un partenariat avec son amoureux Xylophone ; c'est à dire de déterminer comment leur amour peut être utilisée à des fins commerciales. Ça l'amuse peut-être, ça la rend peut-être heureuse mais toi ça te semble juste vide de sens ; et même, plus que ça, ça te semble vider toute chose de son sens. La musique en pâtit, la personne de Cloche en pâtit, et son amour avec Xylophone en pâtira aussi.
L'art est donc à tes yeux un monde d'apparences et d'illusions, nous distrayant trop souvent des véritables problématiques (quand il se devrait à l'inverse d'avoir l'ambition de nous les faire mieux voir). Changer le monde sans s'y confronter serait un idéal, mais c'est un idéal qui n'existe nulle part. Car, si pour être artiste ou chercheur il faut s'intéresser à l'entretien de sa notoriété, alors il faut, dans ces métiers, non seulement se confronter au monde mais également lui vendre une part de son âme. Et si l'on s'abstient de tout ça, si l'on se tient à l'écart de ce monde et se contente d'espérer que notre création soit découverte par hasard, alors les probabilités déjà minces sont tellement réduites qu'elles en deviennent négligeables (en arrondissant un tout petit peu, on peut dire qu'elles deviennent totalement nulles). Voilà donc pourquoi tu refuses de porter l'un de ces colliers musicaux, devenus à tes yeux symboles de distraction et emblèmes du règne des apparences. Sauf que tu blesses par là ceux qui t'aiment et sont à l'origine de cette innocente création. Qui plus est, tu te distingues une fois de plus de tes collègues, qui ont eux adopté avec joie cette nouvelle tendance devenue, après les concours de sculptures comestibles, leur deuxième source de lien à laquelle tu refuses de souscrire (tu remarqueras que je ne dis pas seconde, car il risque d'y en avoir encore bien d'autres).
Que te dire, Persil ? Que je pense que tu en fais trop ? Que tu sembles t'accrocher à ta capacité de râler (ou de rejeter des choses) aussi fort que si c'était la dernière chose qu'il te restait ? Que tu te plains d'Inertie mais refuses toutes les possibilités de changement qui se présentent en prétextant qu'aucune n'est suffisamment bien ou ne va dans le bon sens pour toi ? Oh, tu sais déjà très bien tout ça ! Comme tu sais aussi que tu vas devoir faire quelque chose et te décider à agir, car ta position passive et défensive ne peut te conduire qu'à une impasse dépourvue de lueur. Tu agis comme un être démoralisé et ni mes mots ni la nouvelle musique du monde ne semblent pouvoir te réveiller de cet état improductif (voire contre-productif).
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