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Ma conviction de mouche est que tu aurais de toute façon fini par trouver la force de te pousser à l'action (un jour ou l'autre, d'une manière ou d'une autre). Il est profondément dommage que finalement tu sois passé à l'action parce que tu y étais forcé, plutôt que de ta propre initiative. C'est presque ironique ; toi qui te plaint tellement de manque d'autonomie, et qui peste chaque jour contre le fait d'être forcé d'agir selon les attentes que l'on a envers toi plutôt que selon ta propre intention ! Prendre ton destin en main et chercher une nouvelle couronne à porter : ça aurait été une parfaite occasion d'agir selon ta propre intention. Mais non, tu as préféré abandonner tes recherches au bout de quelques semaines, pour ne les reprendre qu'une fois contraint et forcé. Il a été nécessaire que nous en arrivions à un point de non-retour et que tu n'aies plus d'autre choix. Tu l'auras compris, je suis déçue de toi, Persil !
Il a fallu que la clairière te rejette pour que tu te mettes sérieusement à chercher une autre couronne. N'est-ce pas dommage ? L'histoire, si ce n'était pas moi qui l'écrivait, retiendrait que c'est la clairière qui t'a rejeté. Heureusement, l'histoire que j'écris retiendra la vérité : c'est bien toi qui rejetais la clairière, quasiment comme on rejette un organe qui ne nous convient pas. Certains (pour ne pas nommer ta mère) iront jusqu'à conclure quelques féeries selon laquelle ce serait ton besoin de quitter la clairière qui t'aurait poussé à saboter ta situation là bas exprès pour te faire rejeter (volontairement bien qu'inconsciemment). Pour ma part, je n'irais quand même pas jusqu'à une telle interprétation, qui me semble quelque peu exagérée et par trop féérique (dans une certaine conception de la féérie à laquelle je ne souscris pas). De mon point de vue, la situation te pesait tant que ça n'avait pas d'autre issue possible que de dégénérer. Ça aurait pu dégénérer d'une toute autre manière : tu aurais pu tomber malade, devenir fou, ou choisir de t'abrutir et d'interrompre à tout jamais tes discussions avec moi. Finalement (et peut-être heureusement) c'est la colère qui a pris le dessus.
Il y a eu le corbeau qui a fait déborder le vase. Une nouvelle semaine commençait et (comme à chaque nouvelle semaine) une plume neuve t'attendait sur ton bureau, n'attendant que le défilement les jours pour s'épuiser et se détruire sur tes dossiers. Le tirage au sort avait décrété que c'était à toi d'apporter le petit-déjeuner et, toi, tu avais décrété que tu allais cette fois-ci prendre un risque. Raiponce venait de te faire découvrir la pâtisserie (discipline à laquelle elle s'adonnait souvent dans sa tour) et toi, par envie de partager (ou par envie de secouer les mentalités ?), tu avais décidé de faire découvrir à tes collègues la saveur des cookies, en lieu et place des habituels triangles cartonnés. Le pire (ou le mieux), c'est qu'ils ont aimé ! Mais ils ne sont pas les seuls à avoir aimé. Un corbeau qui passait par là a été attiré par les miettes et s'est arrêté pour les grignoter. Il n'est pas le seul à s'être arrêté : tu t'es figé, incapable de détacher les yeux de son dos. Ce n'était pas n'importe quel corbeau : c'était un corbeau auquel il manquait des plumes. Ton regard s'est porté vers ton bureau, et tu as compris. Tu as vu sous un nouveau jour l'insensibilité de cette clairière qui n'hésite pas à voler les plumes des corbeaux pour les poser sur les bureaux. Et tu t'es senti infiniment proche de cet oiseau, toi qui chaque jour perd aussi bien des plumes au profit de cette clairière.
En vrai, je crois que ce n'est pas le corbeau qui a fait déborder le vase. A mon avis, c'est plutôt le « Vous êtes un très bon élément » de ton N+7. Pourtant, ce n'était pas la première fois qu'il te le sortait ; il semble initier chacun de vos entretiens par cette phrase, avant d'éteindre impitoyablement la quelconque lueur sur ton visage qui t'a poussé à solliciter le dit entretien. Mais cette fois-ci, c'était la fois de trop. Ou alors c'était le corbeau, ou l'accumulation d'insatisfactions, ou le mélange de tout ça. Tu avais sollicité un entretien pour parler du corbeau ; tu voulais le défendre et proposer de nouvelles manières d'écrire (entrainant moins de dommages collatéraux). Tu avais plein d'idées de matériaux qui pourraient laisser leur trace sur le carton, mais, finalement, tu n'as même pas eu l'occasion de parler de ce pauvre corbeau. Tu as tiqué sur le mot "élément" et souligné (à la fois impertinemment et pertinemment) que tu ne te concevais pas comme un élément (mais comme un individu à part entière).
Sauf que, prévisiblement, ton N+7 n'avait pas envie d'ergoter et s'est tout de suite braqué : « Vous avez bien fait de demander à me voir, Persil. Je souhaitais justement vous parler, au sujet de votre égarement de ce matin. » Tu n'as pas compris ce qu'il pouvait avoir à te reprocher. Au lieu de demander, tu as lancé un insolent « J'ignore de quoi vous parlez, mais je suis heureux d'être encore capable de m'égarer. Ça signifie que j'ai encore une part d'individualité et d'autonomie, au moins celle de faire des erreurs. Comme quoi, je ne suis pas seulement un élément ! » Ton N+7 n'a pas beaucoup aimé. Pas du tout même. Tu en étais arrivé au stade où tes ressentis envers la clairière ne pouvaient que transparaître à travers chacun de tes pores. Tu en étais arrivé au stade où ton attitude ne pouvait que finir par leur devenir intolérable. Mais tu leur as quand même sacrément facilité la tâche (et tu as, par la même occasion, bien accéléré le travail de Shoncor) !
Si tu t'étais tenu à carreaux, ton N+7 se serait contenu de t'expliquer qu'il n'est pas bienvenu d'introduire des pâtisseries au ministère du Carton (de la même manière que, si tu avais travaillé pour une marque de chaussures, il aurait été malvenu d'offrir à tes collègues des chaussures de la marque concurrente). Mais il y avait eu le corbeau, et l'élément. Alors, tu étais énervé. Tu as voulu lui balancer les quarante-quatre vérités de la clairière et, quand tu as quitté son bureau, ton N+7 avait déjà collectionné une belle palette de motifs de licenciement. Lesquels a-t-il retenus finalement ? "Insubordination" et "Incitation à la rébellion" ? A moins que ça n'ait été "Indépendance" et "Tentative d'éveil de l'esprit critique" ? De toute façon, ce qui compte, c'est que tu es viré ! Viré, viré, viré ! Ne trouves-tu pas ce mot incroyablement joli ? Comme si tu allais enfin pouvoir partir en virée vers des aspects plus plaisants et plus intéressants de l'existence.
Tu es viré. Peut-être que c'est ce qui te sauvera de devenir un élément. C'est vrai que dans cette clairière tu es considéré comme tel ; et tu te considères toi-même comme un élément déplumé. Pourtant, en vrai, tu n'es pas un élément (ou pas encore en tout cas). Ce qui te sauve d’être un élément, c’est que je parle avec toi, que je parle de toi, et surtout que je parle de toi avec toi. Mais combien de temps aurais-je pu te préserver ? Combien de temps aurais-je pu suffire à protéger ton individualité ? Shoncor aidant, tu m'aurais laissée de côté, et tu serais devenu un élément. Ou, plus probablement, tu aurais pété un câble ou un boulon pour une autre raison et d'une autre façon, et la clairière aurait pareillement fini par se débarrasser de toi (et toi par être débarrassé d'elle).
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