Non content de t'avoir viré subitement et sans aucune sensibilité, la clairière se permet de te retenir prisonnier encore un mois entier. Il parait que, si tes actions avaient été plus violentes, tu aurais eu le droit de prendre la porte immédiatement. Mais tu n'as pas eu cette chance, et tu te retrouves à devoir de chercher une nouvelle couronne en parallèle de tes journées de travail. C'est à dire que tu te retrouves dans la même situation que celle qui t'avait tant pesé il y a quelques temps. Tu es tout aussi KO qu'à ce moment, et c'est d'autant plus lourd à porter émotionnellement que tu sais que la situation a maintenant un caractère d'urgence. Shoncor est à tes trousses et ce n'est pas pour te détendre. Pourtant, à te voir, on ne dirait pas que ta quête de couronne est ta priorité.

Quelque part, je peux le comprendre. Ce n'est pas facile pour toi. Cette quête te met face à toi-même ; elle t'oblige à t'interroger sur ce qui est important pour toi et à définir ton identité. Pour te présenter (ou, plus précisément, pour te vendre), tu as besoin de choisir qui tu es. Le problème, c'est que tu n'as pas plus envie d'être un produit qu'un élément. Alors, tu cherches avant tout à préserver ton individualité : parce que tu en as besoin pour te vendre, et aussi parce que tu en as besoin pour ne pas avoir l'impression d'être à vendre.

Ça expliquerait pourquoi, quand Pigment t'a gentiment offert des smoothies, tu as fait un choix absurde. Compte-tenus de la quête que tu avais à entreprendre, tu aurais logiquement dû choisir des smoothies permettant d'augmenter ta valeur sur le marché du travail (d'ailleurs, certains de ses smoothies auraient en même temps contribué à ta brillance). Mais tu avais trop besoin de te rappeler que tu es un individu avant d'être un produit. Alors, volontairement, tu as choisi les smoothies qui nourriraient ta curiosité et ton humanité sans nourrir ton utilité pratique (et donc sans pouvoir nourrir ceux qui exploiteraient cette utilité). Tu as choisi les smoothies qui nourriraient ta valeur humaine sans nourrir ta valeur marchande, parce que tu avais besoin de te rappeler que tu es un être humain avant d'être un élément ou un produit.

Mais ta volonté de te créer une individualité ne date pas d'aujourd'hui ; et ce n'est pas seulement en te distrayant d'elle qu'elle nuit à ta quête. A n'en pas douter, tu es un être unique, Persil ! Tu as en toi une combinaison d'intérêts et de savoirs identique à nulle autre. Peut-être bien qu'on pourrait dire la même chose de chaque être humain, mais pas à ce point là je crois. La plupart des êtres humains peuvent être résumés aux couleurs de leurs dix doigts : ça fait un certain nombre de combinaisons possibles, mais pas infini au point qu'une même combinaison ne puisse pas se retrouver chez deux personnes. La plupart des gens se restreignent à une dizaine (une dizaine de domaines d'intérêts, une dizaine de couleurs de smoothies à ingurgiter, et une dizaine de couleurs sur les doigts). Une dizaine, c'est déjà pas mal !

Surtout quand on sait que, de toute manière, pour trouver une couronne, la couleur du bout de carton compte plus que celle des doigts. Peu importe toutes les couleurs de tous les smoothies que tu as ingurgité au temple de la découverte ; quand, juste avant de le quitter, les comptes sont faits, seule la couleur principale est prise en compte. C'est du bleu turquoise que tu as bu le plus, et c'est donc de cette couleur qu'est le morceau de carton que tu as reçu en guise de résumé restrictif de ton savoir. Dans tous les cas, ce sera la couleur du bout de carton que les poseurs de couronnes regarderont en premier. Parfois, ce seront même la seule chose qu'ils regarderont. Stupide ! D'autant plus que rien n'assure que tous les smoothies de la couleur de ce carton n'ont pas été vomis depuis. Au moins, en regardant vos doigts, ils ne verraient que les couleurs qui continuent de laisser une marque et ils en verraient plus qu'une seule. Un seul bout de carton et seulement dix doigts : quelle injustice ! La plupart des êtres humains pourront admettre que la couleur du morceau carton est par trop restrictive mais, quand il s'agit de toi, le nombre des doigts l'est lui aussi.

Vous n'avez jamais que dix doigts, alors que le nombre de couleurs existantes est quasi infini et que rien (à Part Shoncor) ne vous empêche (en théorie) de boire des smoothies de toutes ces couleurs. L'injustice est telle que toi qui a bu une vingtaine de smoothies magenta n'aura jamais cette couleur sur l'un de tes doigts alors qu'un autre, qui n'en aura bu que cinq, pourra l'arborer fièrement. Plus aucune place pour le magenta sur toi car tes doigts (qui ne sont jamais que dix) sont tous colorés de teintes dont tu as bu au moins une trentaine de smoothies. L'autre en question (avec ses cinq smoothies magenta) pourra afficher cette couleur car sa palette plus restreinte laissera encore de la place sur ses doigts pour une teinte supplémentaire. Il aura probablement bu six-cent smoothies bleus turquoise, cinquante smoothies vert pomme, et les fameux cinq smoothies magenta. La plupart des gens ont une palette de ce genre : assez restreinte pour pouvoir être expliquée et valorisée dans toute son étendue.

Ton éclectisme te met dans une situation compliquée, lors des entretiens que tu passes pour prétendre à porter telle ou telle couronne. La diversité des couleurs sur tes doigts, faute d'être courante, t'impose des justifications incessantes. Tu te trouves à devoir prouver que ton savoir est valable et à devoir expliquer en quoi chaque élément qui le constitue à quelque chose à apporter. Au début, c'est amusant, valorisant, presque grisant. Au bout d'un moment, à force de répéter les mêmes choses à différents moments, à différentes personnes, à différents endroits, tu n'arrives même plus à y croire toi-même. Tout ce que tu dis est pourtant strictement véridique, et tes arguments sont sincères. Mais la répétition en boucle d'un même discours semble suffire à le faire paraître faux, comme appris par cœur plutôt que sortant du cœur. Je ne sais pas s'il sonne faux aux oreilles de ceux qui ne l'entendent qu'une seule fois (j'espère que non), mais je sais qu'il sonne faux à mes oreilles et aux tiennes. Il faut donc que je te rappelle que ce discours est sincère, et que tu as véritablement quelque chose à apporter.

Quant à tes arguments en eux-mêmes, ils ont beau être excellents, je doute que quelqu'un sans connaissance des domaines dont il est question puisse être en mesure de juger de cette excellence. Tout ce que tu dis est strictement correct et la valeur de ces couleurs pour le poste est réelle : mais tu aurais probablement pu le convaincre pareillement sur toute autre couleur non-pertinente sur laquelle ils n'auraient pas plus de connaissance. Au final, ils te jugent juste à ton bagout ! Heureusement tu as du bagout ; c'est ce qui te permet de franchir les différentes étapes. Ce bagout te vient de l'assise réelle et solide que sont tes connaissances, mais je suis convaincue que n'importe quel ignorant, disposant uniquement d'un bon entraînement à de pareils discours, pourrait tout aussi bien franchir ces étapes. Et je trouve ça incroyablement injuste !

Quoi qu'il en soit, et malgré toutes les injustices auxquelles tu dois faire face, il semble que tu ne t'en sortes pas si mal. Tu arrives à faire en sorte de plaire à ces poseurs de couronnes. Félicitations ! Ma seule crainte est qu'aucun d'eux ne parvienne à faire en sorte que ses couronnes te plaisent. J'ai peur que, sous la pression de Shoncor, tu te trouves à accepter une couronne qui ne te sierra pas plus que la précédente (qui, rappelons-le, est un horrible serpent pompeur de brillance). Je me console en pensant à la cinquième loi de Shoncor : « Vous trouverez plus de valeur aux choses pour lesquelles je vous aurait fait attendre. » Après tout, ça fait si longtemps que tu espères te débarrasser de ce serpent et arborer une couronne moins toxique. Tu auras tellement attendu, que la cinquième loi t'obligera à accorder une valeur immense à cette nouvelle couronne. C'est rigoureusement logique, et pourtant ça ne semble pas suffire à me rassurer. Au contraire ça m'inquiète d'autant plus !