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Ordinairement, je t'aurais dit que trouver une couronne en utilisant le réseau de tes connaissances humaines (plutôt qu'en utilisant le réseau de tes connaissances mentales) est de la triche. Mais, je vais considérer que la situation est extraordinaire. Premièrement, car tu as véritablement fait l'effort d'engager des recherches par toi même et de jouer le jeu jusqu'au bout, parvenant même à obtenir plusieurs propositions sérieuses. Deuxièmement, car Yuzu est loin d'être une vieille amie qui t'aurait recommandé par pure sympathie. C'est dans un contexte professionnel que tu l'as rencontrée et, visiblement, elle a eu une réelle estime pour ta capacité à analyser les situations de travail et à proposer des initiatives apportant de la valeur.
Tu ne partages pas du tout mon opinion sur ce dilemme moral. Si tu as quand même accepté l'opportunité, c'est parce que le haut-de-forme des recommandateurs t'attire vraiment plus que toutes les autres couronnes que tu as pu réussir à dégoter. Mais tu aurais aimé que Yuzu ne te recommande pas, te laissant alors l'occasion de décrocher ce haut-de-forme par tes seuls mérites. Sauf que Quiconque ne sait visiblement pas tenir sa langue, et que ce fichu toboggan a trop souvent besoin d'être redressé ! Dire que Yuzu t'a rédigé une lettre de recommandation de sa propre initiative et sans même te prévenir ! Il lui a suffit d'apprendre ton licenciement (merci aux commérages de Quiconque) pour prendre cette décision et agir. A croire qu'elle est vraiment recommandatrice jusqu'au bout des ongles ! Selon moi, sa recommandation a d'autant plus de valeur que vous n'êtes pas proches l'un de l'autre. Mais d'après toi, le fait qu'elle ne te connaisse pas réellement enlève justement toute valeur à sa recommandation. Elle ne te connaît pas suffisamment pour pouvoir en connaissance de cause te recommander, et c'est pourtant ce qu'elle a fait. Elle t'a fait confiance, et tu es partagé entre la reconnaissance que tu penses lui devoir et le mépris que tu ressens pour son inconscience.
Pour moi, il est évident que, si elle a agi ainsi, c'est parce que la brillance se voit encore sur ton visage. Quelle joie que tu quittes la clairière avant que ce serpent n'ait tout pompé (les oreilles de lutin sont un problème dont nous nous préoccuperons dans un second temps) ! Mais c'est argument ne te suffit pas, car tu te dis que sous cette brillance aurait très bien pu cacher n'importe qui : par exemple un fainéant, ou un intriguant ayant pour ambition de gravir les échelons coûte que coûte en détruisant tous ses collègues au passage. Tu sais bien que ce n'est pas ton cas, mais tu sais aussi que Yuzu ne pouvait pas le savoir ! Elle n'avait strictement aucune idée de qui tu es, sinon un gars ne se plaisant pas dans la clairière et ayant un jour eu l'idée de repeindre son bureau en vert.
De toute façon, que sa recommandation ait ou non été justifiée, ce n'est pas comme si son avis avait été suffisant pour te faire accepter. C'est toi qui as passé tous les entretiens, et toi qui les as bluffés. Au début ils étaient un peu sceptiques, notamment concernant le bleu turquoise de ton bout de carton carton, ayant du mal à voir le rapport avec leur activité. Pour la énième fois, je t'ai écouté expliquer que, si tu as choisi en premier lieu de boire tous ces barbants smoothies bleus turquoise t'enseignant la loi, ce n'était pas par envie de pouvoir en réciter chaque article sur le bout des doigts. Pour la énième fois, tu as répété que, si tu as bu ces smoothies turquoises c'était par envie d'étudier la notion de justice et des principes qui la sous-tendaient. Comme à chaque entretien, tu as démontré que c'est de ta profonde envie de comprendre comment créer des systèmes justes et fonctionnels qu'est apparu le joli carton bleu turquoise. Et comme toujours, tu as même prouvé que, si ce bout de carton t'a conduit tout droit au poste ennuyeux de vérificateur au ministère du Carton, ça n'aura pas été en vain. C'est vrai ; ça t'a au moins permis de prendre conscience du blocage dans lequel nous entraîne le fait se reposer sur la loi pour créer la justice.
Tu maîtrisais bien ton baratin, qui d'ailleurs n'en était pas. Tu étais vraiment convaincu que, alors que dans un ministère public il est trop souvent nécessaire de changer la loi (ou les procédures administratives, ce qui revient quasiment au même) pour pouvoir introduire plus de justice dans le travail, ailleurs tu aurais plus de latitude pour changer les choses. Tu avais l'espoir de pouvoir en tant que recommandeur agir sur des zones de travail et les rendre plus justes, plus efficaces, plus agréables, et de manière générale mieux sur tous les plans. Tu as conclu sur l'idée que l'étude des procédures t'a permis d'aboutir à la conclusion qu'il est nécessaire de se dégager de ces procédures pour aboutir à plus de flexibilité et pouvoir adapter chaque situation au mieux selon le cas rencontré et les individus mobilisés.
Sur la falaise où travailles Yuzu (comme partout ailleurs d'ailleurs) tes interlocuteurs ont acquiescé à ce discours. Mais, sur cette falaise, tu étais partagé. D'un côté, leur adhésion avait l'air sincère et t'inspirait confiance. Ils avaient l'air convaincus de la nécessité d'adapter les systèmes de façon personnalisée dans chaque cas. Ils avaient l'air de partager ta haine des procédures et des systèmes rigides. Leur acquiescement venait d'une réelle compréhension mutuelle, d'une conviction de partager avec toi une même conception et de mêmes valeurs. Pour l'avoir constaté d'eux mêmes et dans d'autres contextes que toi, ils croyaient sincèrement que les procédures n'étaient pas le chemin vers la justice. Sauf qu'en même temps, leur adhésion à ton discours (qui mettait la justice au centre) t'a semblée quelque peu hypocrite. Comment oublier le fait qu'un concurrent qui aurait tenu le même discours mais qui n'aurait pas eu la chance de croiser un jour Yuzu serait parti dans cette course avec moins de chances que toi ? Comment se prétendre juste quand on est au même instant en train de contribuer à un système perpétuant ce genre d'injustice ?
Mon avis, c'est que tu as bien fait d'accepter ce haut-de-forme malgré ça. Pourtant, ça me dégoûte autant que toi. Au final, pas besoin d'être dans le domaine artistique pour devoir vendre son âme en étant forcé de jouer à des jeux d'images et de notoriété : c'est partout que ça se passe ! Ça me dégoûte que ça se passe partout comme ça, et ça me dégoûte que tu n'aie pas réussi à te tenir à l'écart de ça. Ça me dégoûte que tu te sois retrouvé malgré toi à participer à ces jeux là, et que tu profites de leurs bénéfices. Mais tu as juste été accepté grâce à une lettre de recommandation que tu juges non méritée ; il y a peut-être des injustices pires que celle-là, et peut-être beaucoup d'injustices que tu pourras contribuer à combattre une fois ce haut-de-forme sur ta tête. Tu culpabilises parce que tu crois qu'en participant ou en tirant profit d'une injustice tu contribues à son maintien. Mais est-ce vraiment pire que contribuer à l'absurdité du ministère du Carton et de ses fonctionnements en y travaillant chaque jour ?
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