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Yuzu est devenue manager. En l'apprenant, ma première réaction a été d'être contente pour elle. Yuzu est devenue ta manager. En l'apprenant, ma première réaction a été d'être content pour toi. Mais nous sommes à présent bien loin de ces réactions initiales. Je ne suis plus contente : ni pour elle ni pour toi. Cette promotion de Yuzu me semble à présent être une mauvaise chose pour l'un comme pour l'autre.

Il semble apparemment que la promotion au grade de manager s'accompagne d'un baptême immersif dans le miel. Le miel : cette peinture gluante dont tous les membres haut placés sur la falaise semblent recouverts. Non contents d'en être recouverts eux-mêmes, ils en sont très généreux également. Et toi, tu n'en peux plus ! Tu n'en peux plus d'être sans cesse arrosé de ce miel qui t'empêtre. Le fait que ta nouvelle manager ait été ton amie ne fait que renforcer ce problème en rendant le miel plus gluant encore.

La sympathie (nom qu'ils donnent à leur miel) est une arme contre laquelle tu ne peux rien. Collant tes lèvres l'une contre l'autre, elle t'empêche de t'exprimer. Quelque soit la chose dont tu souhaites te plaindre (ou contre laquelle tu essaye de mettre en garde), tu sais très bien que Yuzu te crachera dessus sa sauce au miel. Elle est dégoulinante de miel ! Votre ancienne amitié lui donne l'excuse de s'enduire d'une couche supplémentaire, et t'empêche à toi de lui dire ce que tu penses de cette gélatine. Ce que tu en penses, c'est que c'est collant, gluant et dégoûtant. Ce que tu en penses, c'est que des commentaires susceptibles de te faire progresser seraient bien plus sympathique que de te noyer chaque jour sous des banalités vides mais enrobées. Sa sympathie est à vomir ! Tout est faux, tout est surface. La véritable sympathie ne devrait-elle pas être fond ? Son miel n'est que surface. Une surface qui t'étouffe.

Ton précédent manager (un lutin plutôt sympathique sans qu'il soit question de miel, qui te donnait des pistes pour travailler tout en te laissant ta liberté d'initiative) s'est vu être gentiment dégagé de la clairière. Officiellement, on ne t'a rien dit à ce sujet ; sinon qu'il allait vers une autre quête et serait remplacé par Yuzu qui venait de monter en grade. Officieusement, c'est de ta faute. Yuzu, sur le ton de la confidence complice, t'a expliqué que les chefs de la falaise ont peu apprécié le manque de prise qu'il avait sur ce qu'il se passait dans la clairière. Qu'il n'ait pas su que tu allais proposer l'idée des stylos en carton et qu'il n'ait pas profité de l'occasion pour vendre plus de temps et plus de recommandateurs, c'est assez mal passé. Pourtant, à toi, personne ne t'a jamais fait aucun reproche. Même Yuzu t'a dit ça toute mielleuse, aucunement comme un reproche mais simplement comme un ragot. Que tu n'aies pas prévenu ton manager avant de t'adresser à la clairière, ce n'est pas un problème. Mais que ton manager n'ait pas deviné que tu allais le faire, c'en est visiblement un. Va comprendre !

Que pense réellement Yuzu ? Impossible de le savoir. Tu te souviens d'elle le jour où tu l'as rencontrée, se plaignant de ses oreilles pointues et surtout de ce qu'elles symbolisaient. Tu te souviens d'elle, consciente que son job n'était qu'imposture et prête à l'admettre devant un quasi-inconnu. Qu'est-elle devenue ? A-t-elle oublié ? N'est-elle plus capable de voir ses propres oreilles ? Ou n'est-elle simplement plus autorisée à en parler ? Que pense-t-elle d'elle-même aujourd'hui ? Impossible de le savoir. Elle est là, enrobée de miel, à te conseiller de voir le bon côté des choses et à agir elle-même comme si elle n'était plus capable de voir que ce côté là.

Son premier jour à sa nouvelle position, tout sourire, elle t'a affirmé « Même si maintenant je suis ta manager, je ne suis pas ta supérieure. Je suis ton égale. » Sauf que depuis, chaque fois que tu as essayé de lui parler, elle t'a bien fait sentir que tu ne t'adressais pas à une égale. Chaque jour, elle te demande comment tu te sens et si tout se passe bien. Mais ne t'avise surtout pas de lui répondre la vérité ! La vérité, c'est qu'il n'est pas passionnant de faire chaque jour des mesures, des mélanges, du rabotage de bureaux et de la distribution de stylos. La vérité, c'est qu'il y a bien longtemps qu'il n'y a là plus rien d'intéressant pour toi. Mais, de toutes les fois où tu as essayé de lui dire ça, pas une seule elle n'a répondu sur le fond. Elle a toujours répondu uniquement sur ton attitude. Elle t'a répondu de ne pas mal le prendre, qu'il fallait en passer par ce genre d'étapes, et qu'elle-même avait dû passer des années à ajuster des toboggans avant d'en arriver là où elle en est aujourd'hui.

Que répondre à ses réponses qui n'en sont pas ? Que répondre quand la seule chose qu'elle ait à te dire est que tu devrais voir les choses différemment ? Elle même est passé par là donc c'est normal ; quel argument fallacieux ! En est-elle réellement convaincue ? Croit-elle que le fait qu'elle-même l'ait vécue suffit à faire de cette situation quelque chose de normal ou de juste ? Tu ne peux pas te plaindre quand d'autres ont subit la même chose ; quel genre d'argument est-ce là ? Combien d'injustices ont pu être résolues en partant de cette prémisse là ? Yuzu trouve normal de faire subir aux autres ce qu'elle-même a subit. Est-ce hypocrite, ou est-ce seulement une façon de se justifier envers elle-même ? Peut-être qu'elle est forcée de croire qu'il n'y a pas d'autre issue possible ; pour se pardonner de s'être laissée faire.

Peut-être qu'elle est obligée de se convaincre que des années de répétitions de gestes mécaniques sont nécessaires à l'apprentissage. C'est bien ce qu'elle t'a dit. Qu'importe qu'il n'y ait strictement aucune relation entre ces gestes mécaniques et les tâches qu'elle a à réaliser aujourd'hui. Raboter des bureaux t'apprendrait donc à définir des stratégies ou à gérer une équipe ? La bonne blague ! Tu veux bien admettre que, pour être un bon manager, il faut avoir une idée de ce que font ceux que tu supervises. Tu es même d'accord pour admettre qu'il soit préférable de l'avoir fait soi-même pour s'en forger une image correcte et complète (comme le prouve le cas de Xérès). Mais autant de temps sur une même tâche, ça n'apporte vraiment rien ! Les premiers mois ont amplement suffi à te forger une image complète de tout ce qu'il y a d'insupportable à ça. Qui plus est, les tâches possibles sur la falaise sont s'y diverses que t'en tenir à un nombre restreint ne peut que nuire à ton apprentissage. Mais bon, il paraît qu'il faut en passer par là.

Non seulement il faut en passer par là, mais en plus il faut en passer par là sans se plaindre. Qu'importent tes oreilles qui poussent et les cloques sur tes doigts. Qu'importe que, faute de moyens de l'exercer, ta brillance s'estompe comme si un serpent était là pour la siffler. Ce qui importe, c'est de sourire. Ce qui importe, c'est de faire semblant d'être stupide et naïf, pour ne pas risquer de paraître insolent. Ce qui importe, c'est de surtout faire comme si tu n'avais conscience de rien d'autre que du positif. Chose dont tu es strictement incapable car, à tes yeux, avoir une conscience la plus complète possible, c'est la source de toute brillance (et donc le but ultime que tu t'es fixé dans la vie).

Mais Yuzu te connaît. Elle te connaît assez bien pour savoir ce que tu ressens, et assez bien pour l'utiliser contre toi. Sous couvert de sympathie, sous prétexte de t'aider, elle vient te donner des conseils. Pas des conseils sur ta façon de travailler (ce qui serait pourtant plus proche de son rôle), mais des conseils sur ta façon de ressentir : « Je sais bien que tu es extrêmement brillant Persil, et qu'il est extrêmement important pour toi de le rester. Tu te dis probablement que ta capacité à détecter les petites bêtes partout est ce qui fait de toi quelqu'un de brillant. Mais c'est faux. Ça ne t'apportera rien. Ni le succès ni le bonheur en tout cas. » Quel culot ! Plus culoté encore, un jour elle est allé jusqu'à te mettre en garde contre toi-même : « A ta place, je me méfierai. A force de tout déconstruire, on finit par ne plus être capable d'habiter quoi que ce soit. » Mais qu'elle l'habite seule, sa fichue clairière ! Non, tu ne te sens pas à ta place ; mais il est hors de question que tu fasses des efforts pour arriver à te sentir à ta place. Ce que tu souhaites, c'est déguerpir de là !

Peu importe qu'il y ait peut-être un petit soupçon de vrai dans ce que dit Yuzu ; tu préfères de loin entendre ce genre de choses de ta tante Cloche ou de quelqu'un qui de soucie réellement de ton bonheur, que du miel d'une lutine qui il-y-a quelques mois encore disait l'exact opposé, et qui cherche visiblement à te raboter pour te faire entrer dans son moule à gâteaux ! Aura-t-elle une prime si elle y parvient ? Détruire ta mauvaise volonté fait-il partie de ses objectifs professionnels ? Dans tous les cas, ça te met extrêmement mal à l'aise que d'entendre des conseils de la part de quelqu'un qui prétend vouloir ton bien mais qui n'est certainement pas désintéressé. En plus, comme elle n'est pas ton égale, tu n'es pas en position de l'envoyer balader, et tu te trouves obligé de la remercier pour tout son miel et pour tous ses conseils que je te déconseille de suivre.

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