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Habituellement, quand on t'insulte comme l'a fait Cloche, tu t'énerves toi aussi, et balance une flopée d'arguments que ton interlocuteur n'est assurément pas prêt à entendre. Cette fois-ci, tu as agi différemment. C'était peut-être parce que tu savais ta tante en danger et que la braquer n'allait pas t'aider à la sauver. Ou c'était peut-être parce que ses propos t'avaient trop blessé et que tu étais perturbé par l'opposition qu'elle mettait en avant.
La vérité, c'est que si on te demandait vraiment de choisir entre révérer le dieu carton ou devenir un des croyants du bateau, tu ne saurais pas quoi choisir. Tu n'as certainement pas envie de devenir un méchant lutin ou un méchant requin, mais tu n'as pas plus envie de finir aveuglé par la graisse absolue et de vivre ta vie dans un monde rose mais inexistant. Tu n'es pas prêt à renoncer à tenter de sauver ce monde là ; surtout si c'est pour se réfugier dans un monde imaginaire. Voilà la solution au paradoxe de Cloche. Tu veux bien sûr un monde d'amour et pas un monde en carton, mais tu ne veux pas de leur amour à eux qui te semble un amour en carton.
Tu as gardé ton calme pour expliquer tout ça à Cloche mais, même si c'était mieux pour toi que de t'énerver, ça n'a pas forcément eu plus d'effet sur elle. Comme je l'ai dit, elle avait trop besoin de ses croyances pour pouvoir te laisser les ébranler. Mais, toi, tu étais convaincu que ses croyances la mettaient en danger bien plus qu'elles ne la protégeaient. Il faut dire (je ne l'ai pas encore dit, mais c'est pourtant l'information essentielle) que ses gens avaient quand même l'intention de la protéger de la noyade en la faisant monter sur un bateau invisible ! Comment ne pas s'inquiéter ? La seule chose qui la sauvait, c'était le délai.
Mais remettons un peu de contexte. L'Absurdité avait inondé votre monde, vous viviez perchés sur des tas de cailloux sans savoir comment faire reculer l'eau, et la seule issue proposée étaient des cours donnés par un requin qui prétendait vous apprendre à vivre sous l'eau (mais s'assurait surtout de prendre votre argent pendant que vous deveniez malade ou vous changiez à votre tour en requins). Là dessus, arrivent des énergumènes qui prétendent avoir la solution miracle à tous les malheurs du monde. Cette fois-ci, quelques goutes de graisse absolue ne seront pas suffisante ; il va falloir un peu plus d'efforts. Ces gens ont l'air tout à fait fiables, car ils ne vous réclament rien et le travail qu'ils vous proposent de faire ne peut leur profiter en rien.
Ça ne change pourtant pas le fait qu'ils racontent n'importe quoi ! L'espoir d'un bateau sur lequel vous pourriez vivre, voilà leur grande idée ! Ce ne serait pas une idée si bête, s'ils proposaient un matériau viable pour construire ce bateau. Mais à la place, ils incitent à tirer des éléments depuis le futur ! Mais si, parfaitement ! D'après eux, un futur possible existe où l'humanité est sauvée grâce à leur bateau. Et si ce futur existe quelque part dans le domaine du possible, alors vous devez pouvoir communiquer avec lui et échanger des éléments entre vos dimensions. Et ces gens proposent de tirer sur des ficelles invisibles pour tirer les éléments depuis le futur et construire à partir d'eux un bateau invisible sur lequel vous pourrez monter une fois la construction achevée.
Dire que Cloche et un paquet d'autres ont adhéré à ces inepties et se sont installés sur leurs rochers à tirer des éléments de matière depuis le futur avec des ficelles invisibles ! Et même si une part de toi avait envie d'éclater de rire face à de pareilles sottises, une autre part était profondément inquiète que ta tante finisse par monter sur ce bateau invisible et par couler avec les autres croyants. Il avait beau s'agir d'éléments invisibles, de croyances infondées et de quelque chose qui ressemblait à une immense plaisanterie, ça aurait pu avoir des conséquences on ne peut plus réelles et irrémédiables (dans un monde où le passé est passé et où l'on ne peut plus revenir dessus).
Ironiquement, probablement que ces croyants ont pourtant participé à solutionner le problème. Ils ont au moins eu le mérite de faire peur au requin. Ça (que tu ne le révèleras jamais à Cloche et à ses amis), tu l'as appris en surprenant une conversation sur la falaise. Le requin était, semble-t-il, venu demander (ou plus probablement, acheter) des recommandations à votre clique de lutins :
« Ce projet sera strictement confidentiel ; j'ai votre garantie ?
— Bien sûr ! La falaise est connue pour être digne de confiance.
— J'aimerais aussi que mes médicaments soient reconnus comme dignes de confiance.
— Et ils le seront ! Grâce à notre aide !
— Mais ce ne sera pas pour autant qu'ils seront vraiment dignes de confiance. Alors comment puis-je savoir que vous êtes vraiment dignes de confiance, et pas seulement connus pour l'être ?
— Il faut faire confiance à la confiance ! Si on ne fait pas confiance à la confiance, on ne peut faire confiance à rien.
— Ça ne me convainc pas du tout de votre fiabilité, mais ça me convainc au moins de votre capacité à produire du baratin. Et j'aime ce que j'entends ! Je pense que je vais prendre le risque de travailler avec vous.
— Nous sommes flattés de votre confiance.
— Je ne vous fais pas confiance.
— Peu importe, vous agissez comme si, et c'est le plus important. Pour vous prouver que vous avez raison de vous fier à nous, je vais vous livrer le fond de ma pensée.
— Allez-y ; ça ne me fait pas peur, je suis habitué au profondeurs.
— Votre humour risque de ne pas vraiment susciter l'adhésion.
— Votre pensée n'est finalement pas si profonde.
— Oh ; ce n'était pas ça le fond de ma pensée. La vérité, c'est que nous sommes inquiets que le produit que vous proposez ne soit pas en adhésion avec les attentes du marché. Une partie croissante de votre clientèle potentielle cherche d'autres issues que la vie en profondeur. Traiter les symptômes dus à la vie sous-marine, c'est bien. Mais ça ne sert à rien si tout le monde choisit de rester à la surface.
— Vous parlez de ces dix illuminés qui construisent un bateau imaginaire ? C'est ça, votre inquiétude ?
— Et bien, ce sont autant de gens qui ne suivent pas vos cours, et chaque jour ils sont plus nombreux. Qui plus est, d'après nos sondages il se peut que beaucoup de gens, sans partager leur illumination et leur attente d'un vaisseau magique, partagent leur souhait d'une vie à la surface. D'après nous, c'est à ce besoin là qu'il serait le plus judicieux de répondre. Traiter le problème à la source plutôt que traiter seulement ses conséquences ; qu'en pensez-vous ?
— Je pense que c'est contraire à tous mes principes !
— Excusez-moi ?
— Peut-être pas tous mes principes, mais un de mes principes principaux en tout cas.
— Et lequel ?
— Ne jamais traiter les problèmes à la source !
— Et pourquoi donc ?
— Parce que quand on traite les problèmes à la source, il n'y a plus de problèmes. Et quand il n'y a plus de problèmes, aucun héroïsme n'est possible. »
Tu n'as pas pu rester plus longtemps à écouter cette conversation, de peur qu'ils ne te surprennent. Quel dommage ! Comme j'aimerais savoir comment tes collègues lutins ont fait pour parvenir à faire en sorte que le requin change d'avis ! En tout cas, le lendemain il a nagé jusqu'à la source de la rivière, et que le surlendemain l'inondation était résorbée. Il a quand même pu vendre quelques médicaments, histoire de faire cesser les derniers vomissements et se résorber les derniers ailerons, mais aucun sou n'a été versé pour que soit traitée la source de l'Absurdité. Connaissant un peu les lutins, il est probable qu'ils lui aient fait miroiter que les gains en popularité et renommée auraient plus de valeur que les gains financiers directs. Que compte-t-il faire ensuite de l'estime de la population qu'il aura ainsi gagnée ? Je n'en ai pas la moindre idée, et c'est bien ça qui me fait froisser les ailes dans le dos.
Une autre chose effrayante, c'est que les croyants du bateau ont réussi à faire en sorte que leur absence de résultats soit vue comme une preuve de leur succès. Comme il n'y avait plus d'inondation, il n'y avait plus besoin de bateau ; ce qui tombait bien, car aucun bateau ne s'était matérialisé à partir de leurs éléments venus du futur. Leur conviction concernant les éléments invisibles s'est un peu effondrée lorsque, une fois le sol asséché, un groupe d'enfants est venu jouer une partie de ballon à l'endroit où était censée se trouver l'embarcation. Bien sûr, ballon comme enfants pouvaient aller dans tous les sens sans rencontrer d'obstacle. Quand les croyants leur ont demandé de dégager de leur bateau, les enfants ont bien évidemment répondu qu'il n'y avait aucun bateau. Mais (accrochez vous !) d'après la logique tordue des croyants : « L'absence de bateau est la preuve qu'aucun bateau n'a été nécessaire dans le futur ; et donc que notre action présente a bel et bien effacé la nécessité future. »
Franchement, je suis terriblement heureuse de ne jamais devoir choisir entre ces deux façons de considérer le monde. Le cynisme d'un requin qui ne choisit le cours de ses actions qu'en fonction des bénéfices qu'il peut en tirer, ou l'illumination de croyants qui sont près à déformer la réalité autant qu'il le faudra pour qu'elle devienne à leur goût. Les deux me font terriblement peur. Même si je peux comprendre que certains trouvent le choix d'une de ces options plus facile, je préfère de loin la fatigue d'une vie vécue à voler désespérément dans tous les sens en cherchant du sens dans ce monde qui en est à première vue cruellement dépourvu.
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