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Illusion d’espoir (même si, en toute rigueur, l’espoir ne peut jamais être illusoire, juste infondé) : tu as cru, l’espace d’un instant, que le lutin que tu es devenu allait enfin pouvoir devenir plus qu’un lutin. Tu as cru qu’après avoir subi le labeur de la clairière ainsi que l'inondation, tu allais enfin avoir le droit de te focaliser sur une tâche plaisante. Tu as cru que cette fois la falaise et ses moules à gâteaux ne viendraient pas tout gâcher. L’espoir était peut-être réel (la lueur sur ton visage existait bien) ; mais ces croyances étaient assurément infondées.

Les choses semblaient pourtant s’aligner parfaitement. L’Absurdité ne débordait plus (restant sagement dans ses limites habituelles) et les dégâts qu’elle avait causés avaient pour la plupart été réparés. Chardon et Raiponce venaient d’emménager dans leur nouvelle tour en briques, et le reste du monde avait été reconstruit en ce fameux carton imperméable que Xérès et toi aviez conçu. Ou devrais-je plutôt dire toi et Xérès, même si ce n’est pas ainsi que le monde le retiendra. Comme je l'avais anticipé, Xérès t’avait volé la vedette mais ce n’était pas pour te déplaire. Grâce à lui, le ministère du Carton estime désormais n’avoir plus besoin de toi. Xérès avait réussi à te voler ton travail, mais en fait à il avait surtout réussi te libérer de ton travail. Qui plus est, l’attention qu'il gagnait ne t’intéressait vraiment pas.

Pourtant, tu as été incroyablement heureux que la falaise te demande de produire un sirop fait de l'histoire de l’élaboration de ce carton imperméable. Tu étais heureux que ce soit toi qui crée ce sirop, et d’avoir le contrôle sur la version qui en serait faite. Mais ce n’était pas pour que le sirop donne à sentir ton mérite, ou ton avantage sur Xérès ; c’était au contraire pour pouvoir vous effacer tous les deux, et mettre en évidence ce qui comptait vraiment. Tu voulais qu’en buvant ce sirop les gens prennent conscience du besoin d’innover et de chercher à anticiper, qu’ils apprennent que du bon peu sortir des catastrophes, et surtout qu’ils se questionnent sur la possibilité de ne pas s’arrêter là.

En plus, la tâche te semblait intéressante et plaisante à réaliser. Pour une fois, tu n’allais pas t’ennuyer ! Tu allais chercher la façon la plus appropriée de doser et de mélanger les ingrédients. Tu allais faire en sorte que ce sirop vaille le coup d’être bu, toi qui n’avais jamais aimé les sirops ! Ton sirop à toi ne serait pas insipide, ferait plus que donner un peu de brillance sur le nez, et ne cesserait pas de faire effet au bout de trois jours. Tu voulais produire quelque chose qui marque les gens, et pourquoi pas même qui leur apprenne à penser différemment.

C’était bien évidemment sans compter sur la falaise ! Le travail plaisant que tu souhaitais faire, tu l’as produit en quelques jours à peine. Les semaines qui ont suivi ont été consacrées à un laborieux travail de sabotage. Colchique, non seulement directeur des ressources humaines mais aussi responsable en chef de l’image de la falaise, veillait au grain. Il savait exactement quel type de sirops vous vous deviez de produire, et c’était des sirops bien moulés, des sirops bien vidés ; des sirops bien identiques les uns aux autres.

Ton sirop avait, pour commencer, beaucoup trop de contenu : il allait falloir en retirer ! Il avait aussi trop la saveur des partis pris (cette critique là, tu l’avais un peu devinée d’avance), mais en plus, d’après Colchique, avoir ajouté des liants entre les différents éléments n’apportait rien. Ils voulaient du neutre, du factuel et rien d’autre. En résumé, il fallait recréer ton sirop en version édulcorée. Il fallait entreprendre un lourd et crève-cœur processus de dilution progressive du sens. Il fallait réduire les ingrédients au strict nécessaire.

Tout ça était soi-disant nécessaire pour être plus percutants. Qu’est-ce qui devait percuter en revanche, tu ne le comprenais pas trop ; car, à la fin de la préparation, il ne restait plus rien. Ceux qui ont bu ce sirop ont gagné sur leur nez quelques grains de brillance temporaire, mais tu ne comprends même pas pourquoi. Ils n’ont rien appris qu’ils ne sachent pas déjà, car la seule information contenue dans le sirop final était l’information minimale : le ministère du Carton avait fait créer un carton imperméable. Toi, en revanche, tu as appris quelque chose : si les sirops sont insipides, ce n’est peut-être pas la faute de ceux qui les produisent, mais plutôt celle que de ceux qui décident ce que les sirops se doivent d’être (d'ailleurs, cette remarque est peut-être tout aussi valable pour les humains que pour les sirops).

Tu as au moins eu l’occasion de passer un peu de temps tranquillement sur la falaise, loin de la clairière et concentré sur une seule tâche à la fois. Mais ça ne va pas durer. Tu vas devoir partir de nouveau, cette fois-ci pour le bord de la rivière. Tu ne vas plus travailler pour le ministère du Carton, mais je ne crois pas que tu vas gagner au change. Te souviens-tu de ce cauchemar, où tu craignais devenir le sous-fifre d’un méchant diabolique ? Je ne sais pas si ça va être le cas, mais peut-être bien que nous n’en serons pas loin. Dire que, mon pauvre petit Persil, tu es appelé à avoir l’honneur de devenir le larbin du requin !

Tu savais qu’il avait pris l’habitude de faire appel aux lutins pour obtenir de mystérieuses recommandations, mais tu ne pensais pas que tu serais mêlé à ça. Pourtant, tu lui as tapé dans l’œil (ou nous dirons plutôt que tu lui as percuté le nez). Monsieur le requin a paraît-il bu ton sirop (comme tout le monde ou presque, rien d’étonnant ici) et adoré celui-ci (plus étonnant). A moins que ce ne soit l’une de ses ruses... A l’heure actuelle, tout ce que nous savons, c’est qu’il t’a personnellement réclamé. Pourquoi ? Va savoir !

Tu as eu l’occasion d’échanger avec lui, mais cette conversation a été aussi vide de substance que ton sirop. Il a juste indiqué avoir besoin d’un lutin pour le seconder dans ses tâches quotidiennes. Evidemment, tu as demandé quelles seraient ces tâches, étant donné qu’il n’a aucune activité connue depuis que la résorption des ailerons et la guérison des maux de mer ont mis fin à ses ventes de médicaments. Au lieu de te répondre, il s’est contenté de faire une pirouette dans l’Absurdité. Il t’a indiqué que les activités seront variées mais passionnantes quoi que prenantes, et qu’il y aurait de tout. Tu as voulu plaisanter, lui répondant que tu n’étais pas capable de tout et que si ce qu’il attendait de toi c’était « tout » il risquait d’être déçu. Gardant son air sérieux, le requin t’a répondu : « Ne t’inquiète pas pour ça. Ce que je veux, tu peux. » Je ne crois pas du tout que lui plaisantait. Et j’ignore totalement ce qu’il veut, mais ça me fait assez peur.

Alors, Persil, comme tu n’es pas le seul à pouvoir donner des recommandations, voici les miennes. Premièrement, n’oublie jamais que, si le requin va trop loin et exige de toi des choses qui feraient de toi un lutin maléfique, rien ne t’oblige à les faire. Tu as toujours l’option de jeter ton haut-de-forme dans la rivière. Il est certain que ça impliquera des soucis (à commencer par la nécessité de trouver une autre couronne à te mettre sur la tête), mais ça restera toujours une possibilité (il ne faut pas l’oublier).

Ma deuxième recommandation est valable si tu te sens l’âme d’un lutin héroïque ou d’un lutin plaisantin. Tu pourrais alors profiter de l’occasion pour… je ne sais pas… un peu d’espionnage ou un peu de sabotage ? Je ne sais pas du tout dans quelle position va te mettre ce requin mais, de mon point de vue, il y a de bonne chances que ce soit une position dans laquelle tu pourras semer la zizanie en toute bonne foi et dans ton bon droit. Avoir introduit un petit Persil dans la rivière du requin, excuse-moi parce que ce ne sera pas forcément épanouissant pour toi, mais, personnellement, je me réjouis d’avance de voir ce que ça va donner ! Quelle idée de sa part que de t’avoir choisi toi ! Mais peut-être est-ce justement parce qu’il a fait son choix sur la base d’un sirop qui ne te ressemblait en rien.

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