BP
Puisque tu as choisi de continuer à penser avec moi, tu as gagné ton passeport de sortie de l'antre du requin. Bien évidemment, tu n'as pas pour autant gagné le droit de passer ta vie à te contenter de parler avec moi (le rêve absolu !), puisque tu as aussi gagné ton passeport d'entrée vers une nouvelle antre peut-être pas meilleure. Tu te souviens quand j'ai dit que nous pourrions continuer de cheminer en râlant si tu en acceptais les conséquences ? Les voilà ! Tu as refusé de devenir l'abrutit béat qu'ils voulaient faire de toi, et te voilà à en payer le prix.
Je reste persuadée que c'était le bon choix. Tu vas sauvegarder ton esprit en refusant de l'abrutir de roseur, et ton âme en arrêtant d'être le larbin de ce requin avide de pouvoir. Mais tu vas nettement moins rigoler maintenant que tu ne l'aurais fait en étudiant les ressorts du bien-être pour le requin. Oh, il va quand-même (malheureusement) continuer de poursuivre son œuvre en tentant d'apporter aux gens ce qu'ils souhaitent (et ce qui leur fera à mon avis le plus grand mal). Mais toi, tu n'aurais plus rien à voir avec ça.
Tu as été viré ; ou à moitié. Ce qui est bien, quand on est un lutin, c'est qu'on peut être viré d'une quête tout en conservant son chapeau. Enfin, je ne sais pas si c'est bien pour toi, mais la falaise te laisse une nouvelle chance. Yuzu t'a couvert de son miel en s'excusant d'avoir choisi pour toi cette quête qui visiblement ne te convenait pas du tout, et t'a promis que la nouvelle sera beaucoup plus en phase avec ta personnalité. Au début, je ne comprenais pas pourquoi elle n'a pas essayé de te faire la morale et de te convaincre de prendre sur toi. Jusqu'à découvrir qu'une dizaine d'autres recommandateurs (bine sûr tous extrêmement positifs) rêvaient de prendre ta au premier rang du prestigieux ministère du Bien-être, pendant que la falaise peinait à trouver des volontaires pour le bourbier où Yuzu allait t'envoyer.
« Je vois bien que tu es un bosseur, Persil. Tu as envie d'efficacité, de compétence, d'un travail exigeant, et de te concentrer sur des tâches plutôt que sur l'aspect relationnel qui n'est pas ton fort. Il faudra forcément que tu en viennes à travailler cet aspect là, car c'est une qualité essentielle pour tout recommandateur qui se respecte. Mais, en attendant, tu vas pouvoir déjà renforcer tes acquis et faire valoir tes atouts et la puissance de ton esprit critique dans un nouveau contexte où personne n'attendra de toi que tu sois positif. » Il faut quand même que je revienne sur les mots que Yuzu a choisis. L'aspect relationnel serait une qualité essentielle pour tout recommandateur qui se respecte ? Déjà, l'aspect relationnel est une composante du travail et pas une qualité. La qualité dont elle parle, c'est l'hypocrisie (ou, dans ses propres termes, la faculté de s'adapter à ses interlocuteurs et à leurs attentes). Ce qui me conduit à me demander : est-ce une qualité de tout recommandateur qui se respecte, ou plutôt une qualité de ceux qui ne se respectent pas ?
Mais, pour en revenir à cette nouvelle quête, bourbier est bien le nom qui convient. Cette quête dont aucun lutin ne voulait, elle prend place dans un marais. Qu'elle prenne place où que ce soit, déjà, je ne le comprends pas. Tu dois aller là bas, piégé au milieu de toute cette boue dont tu peines à te dépêtrer, alors que le lieu est plus inconfortable que ton chez-toi et que tu n'y interagis avec personne. Certes, il-y-a d'autres gens que toi, certains même emmenés à faire la même chose que toi, mais sur d'autres dossiers. A quoi bon aller là bas ? On dirait que c'est juste qu'ils veulent que tu ressentes la boue, que tu la sentes prendre ton corps, engourdir tes muscles et surtout empâter ton esprit. On dirait que c'est juste pour que tu n'oublies pas que, l'espace de pas mal d'heure par jour, tu es à eux.
Tu appartiens désormais au marais. Le matin, des pinces géantes arrivent du ciel et t'arrachent à la vie pour t'apporter là bas et te lâcher dans la boue. Le soir, trop tard, les mêmes pinces t'extraient de là et te rapportent à ta vraie vie bien trop courte. Comment oublier que les pinces reviendront le lendemain matin ? Comment ne pas ressentir leur présence dans le ciel au dessus de toi comme un poids continu ; le rappel constant qu'elles reprendront prise sur toi si tôt qu'elles le voudront ?
Tu as l'impression d'être revenu dans la clairière, mais en pire. Tu n'es plus un recommandateur, malgré le haut-de-forme sur ta tête et la taille de tes oreilles. Tu es une ressource déguisée en recommandateur. Comme les employés du marais, tu passes tes journées à éplucher des dossiers. Comme les employés du marais, tu n'as pas le droit de donner ton avis sur la façon dont sont faites les choses. Tu as des projets à gérer, des informations à analyser et des décisions à prendre, mais sans les ressources pour le faire adéquatement.
Il-y-a ces pêcheurs, autour de toi, passant leur vie à plonger dans le bourbier pour y trouver des objets divers et variés. Parfois, tu te surprends même à les envier, malgré la fatigue qu'ils doivent éprouver et le peu de brillance que leur travail requiert. A quoi bon ta brillance si elle ne sert qu'à te torturer l'esprit ? Toi, qui doit déterminer le meilleur moyen de produire et revendre des choses à partir de ces objets trouvés, tu aimerais presque mieux te contenter de les pêcher. Ton travail est si aléatoire, et tes interlocuteurs si fuyants.
Tu n'as pas encore tout à fait compris comment tu étais censé travailler. A toi de te débrouiller ! Une quête sans aspect relationnel, tu parles ! Des interlocuteurs, il y en a des mille et des cents (et surtout des sots). C'est juste à toi de les trouver parmi l'infinité des contacts potentiels. En un sens, Yuzu n'a pas complètement tort : il n'y a pas vraiment d'aspect relationnel, car personne ne semble répondre à tes appels. Il n'y a aucun moyen d'interagir véritablement ; juste des demandes de renseignements qui pour l'instant restent sans réponse.
Est-ce vraiment un travail qui exige de la brillance ? Tu en doute. Mais c'est assurément un travail qui exige une grande capacité à se dépatouiller, que certains prendront peut-être pour de la brillance. Mais, très honnêtement, Persil, autant je te trouve brillant, autant je doute sérieusement de tes capacités à te dépatouiller. Tu as pris la responsabilité de ces fichus cailloux repêchés et, même s'il y aurait probablement moyen d'en faire de formidables tours ou une œuvre d'art géniale, tu vas probablement finir par les utiliser pour te taper sur la tête.
Combien de refus de la part de bâtisseurs ne pouvant accepter car déjà liés par contrat au ministère du Carton ? Combien de non-réponses de la part d'artistes qui considéraient probablement que l'art ne peut être art s'il inclut une proposition venue de quelqu'un d'autre que soi-même ? La seule personne dont tu as réussi à obtenir des réponses, c'est ta grand-mère. Mais même si ces cailloux feront certainement de magnifique bijoux, il va encore falloir que tu trouves des individus susceptibles de les tailler, d'autres capables de les polir et d'autres encore capables de les vendre. Allez, tout n'est pas si noir. Déjà, les dessins de ta grand-mère sont magnifiques. Certes, si tu avais envie d'être créateur de bijoux tu aurais choisi cette voie toi-même, et si tu avais envie d'être sollicitateur d'interlocuteurs tu aurais choisi celle-ci (qui existe tout à fait, et à bien des endroits, bien que jamais sous ce nom).
Mais, au delà du caractère rébarbatif et décourageant de tes tâches quotidiennes, il y a des choses à aimer. Je ne dis pas ça pour défendre les partisans de la positivité, qui n'auraient pas pu s'empêcher de pointer le potentiel de surprise et de créativité dans cette quête. Tu leur aurais de toute façon rétorqué que cela ne concerne que l'émergence des nouveaux sujets, qui est vraiment une part minime de chaque semaine ou parfois de chaque mois. Moi, ce qui m'époustoufle, c'est la logique formidable derrière ce bourbier.
Tu voulais de l'idéal et du changement de logique, en voilà ! Œuvrer pour le ministère du Bien-être, c'était peut-être du mensonge et de l'hypocrisie plus que de l'idéal. Mais travailler dans l'idée de concevoir des choses utiles à partir de ce que l'on trouve (plutôt que de détruire des choses pour en créer d'autres qu'on croit plus utiles), c'est sacrément génial ! Enfin, il y a là du génie, mais ce n'est pas pour autant génial au sens de plaisant. Le génie de l'idée n'efface pas le fait que des pinces viennent chaque jour t'arracher à ta vie pour t'emmener à cette quête qui reste un bourbier.
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