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Xérophyte n'est assurément pas le type de plante que tu es, mais c'est peut-être le type de plante que sont la plupart de tes collègues. Et si tu ignores ce que xérophyte signifie, ce n'est pas parce qu'il s'agirai purement d'un mot débusqué pour combler ma pénurie de mots en x (ou alors juste un peu). Xérophyte se dit des plantes qui sont capables de pousser dans des endroits secs, mais assurément pas du Persil. Le Persil que tu es, en tout cas, a besoin d'eau pour croître. Pas l'eau de l'Absurdité qui déborde et inonde, mais l'eau métaphorique d'un contexte de travail sein qui te permettrait de nager et de pousser.
Les dirigeants de la falaise semblent s'être adaptés pour devenir xérophytes. L'aridité d'une falaise qui ne les abreuve de rien, sinon de pouvoir, ne les dérange pas. Pourquoi sont-ils satisfaits malgré les tâches rébarbatives, la nécessité de se plier aux caprices des clients, et la constante sous-exploitations de leurs capacités ? Parce que c'est comme ça partout ailleurs. Si le monde est sec et sans saveur, pourquoi vouloir que la falaise soit autrement ? Personnellement, je répondrai que c'est parce que vous êtes des êtres humains et non des plantes xérophytes. Mais eux, apparemment, ils ne se posent même pas la question.
Pourtant, tu as bien essayé de la leur faire se poser. Ce questionnaire que tu as conçu, il était plutôt bien fait, et posait les bonnes questions. Mais ça ne sert à rien, quand ceux qui pourraient en apprendre quelque chose se refusent à écouter car eux ne se posent pas ces questions. Même du haut de leur falaise, ils sont incapables de prendre de la hauteur. Vous présentant les résultats, ils se sont autocongratulés du quatre-vingt pour cents de lutins globalement satisfaits (probablement ceux qui ont répondu en pensant qu'effectivement ce n'est pas mieux ailleurs), fermant totalement les yeux sur les vingt pour cents de dissidents (dont tu faisais bien évidemment partie). L'intérêt aurait été de creuser du côté de ce qui pourrait être amélioré en s'intéressant à vous ; n'est-ce pas ? Pas pour eux. Ils préféraient s'applaudir.
Si un quart des lutins envisagent d'abandonner un jour leur haut de forme, ça ne les inquiète pas non plus outre mesure. De toute manière, c'est le chiffre global sur l'ensemble des lutins, comparable sur les différentes falaises semble-t-il. Et le fait d'avoir un mal fou à trouver de nouveaux lutins qui accepteraient de vous rejoindre, c'est pareillement une problématique neutre car commune aux différentes falaises. Il semble que les jeunes générations (dont tu ne fais déjà plus partie, mon cher Persil) préfèrent rejoindre des bandes d'illuminés ou suivre les conseils d'une prêtresse plutôt que devenir des lutins. D'ailleurs, je ne saurai pas dire quelle option est la meilleure, ou la moins pire. Mais la falaise devrait peut-être s'interroger sur le problème et voir comment évoluer avec le monde, au lieu de se contenter de se contenter d'avoir coché chaque item d'une checklist vieille de quinze ans.
Vraiment, c'est ce qu'ils ont dit : « De toute manière il n'y a pas trente-six solutions ». Je ne sais pas ; peut-être qu'il y a quand même plus à faire qu'afficher des panneaux publicitaires, installer de nouveaux toboggans, organiser des soirées et ce genre de facéties. Ça a peut-être réussi à attirer Wasabi et un ou deux autres comme lui, mais combien de temps resteront-ils une fois qu'ils auront pris conscience de votre réalité et de l'avenir qui les attend ? Peut-être que s'interroger sur ce qui est nécessaire à votre épanouissement, sur le contenu des quêtes ou sur la gestion de la charge pourrait faire partie de ces trente-six solutions. C'est pourtant le genre de choses que tu as suggéré dans tes réponses aux questionnaires, mais ils ne semblent pas l'avoir relevé. Tu t'interroge sur le bien fondé des choses, et c'est important. Mais à leurs yeux, lire ça, c'est probablement juste comme lire les propos d'un individu délirant qui parlerait d'un monde imaginaire inenvisageable. Suggérer la possibilité d'une falaise qui serait érigée pour autre chose que pour le profit, d'un monde qui serait fait d'autre chose que de carton, ou d'une vie qui tournerait autour d'autre chose que du travail, c'est pour eux comme partir de prémisses stipulant un ciel vert ou jaune.
En les entendant exposer les résultats de l'enquête, tu as compris que tu t'étais engagé dans un sens issue. Si Colchique et ceux au dessus de lui sont incapables d'appréhender certains questionnements et de comprendre d'autres visions que celles qu'ils ont actuellement, comment espérer que la falaise puisse un jour changer ? Faut-il attendre qu'ils soient partis vieillir et que toi et les vingt pour cent de dissidents les aient remplacés ? On sait bien que vous ne tiendrez jamais juste là (ou en tout cas pas sans devenir xérophytes vous aussi). Le pire, c'est que tu avais vraiment de l'espoir : parce qu'ils sont intelligents. Et c'est ça le scandale. Même intelligents, comme eux ou comme le requin, ils ont leur façon de simplifier le réel en supprimant tout un pan de la réflexion : celui de ce qui pourrait être remis en question. En partant du principe arbitraire qu'on accepte ce qui est et qu'on part de là, on simplifie la complexité de l'existence en renonçant à se poser les vraies questions. Le mieux que tu puisses espérer, c'est qu'ils vous demandent ce qui vous manque ; mais jamais ils ne vous demanderont ce qui ne vous convient pas. Jamais ces gens ne semblent se demander quoi changer dans le sens de chercher quoi modifier ou quoi supprimer. Ils parlent sans cesse de s'adapter et d'évoluer, mais c'est toujours en se demandant uniquement quoi ajouter.
C'est comme si leur falaise était une immense tour de légos construite sur une base absolument aléatoire, puis sans cesse incrémentée. Une structure n'étant qu'une sculpture composée de briques désormais inutiles mais avec lesquelles il faut néanmoins composer. Une seule règle : ne jamais remettre en question l'existant. C'est toujours incrémentiel, et rien que ça. Jamais on ne restructure mais toujours on superpose. Toujours et à tout jamais ; ou tout du moins jusqu'à ce que la gigantesque tour de légos ne finisse par s'écrouler. Car elle devient sacrément bancale, et c'est au final la seule issue envisageable s'ils continuent sur cette lancée. Mais comment les alerter, s'ils ne veulent rien entendre ? C'est dommage pourtant ; car on pourrait probablement faire une magnifique et utile nouvelle sculpture, en reprenant plusieurs de ces briques et en les agençant différemment.
Oui, c'est sacrément dommage. Mais, faute de pouvoir restructurer la tour de légos, tu dois te contenter de te déplacer dedans pour y trouver un coin agréable et pas trop bancal. Ce qu'apparemment, tu ne peux faire qu'en menaçant de quitter complètement la tour. Le discours de Colchique et le fait qu'il te propose une prime, ça t'avait mis la puce à l'oreille : il semble que la falaise ait besoin de toi. Enfin, pas de toi spécifiquement bien sûr, mais tu es une ressource et ils ont besoin de ressources. Qui plus est, tu as déjà des oreilles bien pointues et tu es déjà sur place, ce qui fait que te garder toi les arrange plus que de trouver quelqu'un pour te remplacer, ce qui vient s'ajouter au fait qu'ils ne sont pas certains d'être capables de trouver quelqu'un pour te remplacer. Tu as compris ça quand il t'a proposé une prime, mais une prime n'est pas ce que tu veux. Ce que tu veux, c'est quitter le bourbier dans lequel tu es empêtré. Alors, tu as posé ça comme condition pour rester, menaçant carrément de quitter la falaise et d'abandonner le haut-de-forme qui va avec.
C'était bien sûr un gigantesque coup de bluff, et Colchique s'en doutait un peu. Mais il ne pouvait pas se permettre de prendre le risque de te perdre. Surtout, il savait que ce qui était un coup de bluff aujourd'hui n'en serait peut-être plus un demain. Sérieusement, tu bluffais parce que tu te voyais mal partir avant de savoir où d'autre tu pouvais bien aller. Mais, s'ils t'avaient enfermé dans ce bourbier plus longtemps, tu aurais forcément fini par craquer et, soit par chercher ailleurs une issue de sortie, soit par nous refaire un coup comme celui du corbeau. Du coup, Colchique a été forcé de trouver une solution. Comme il ne voulait pas abandonner sa fichue quête inutile dans le bourbier, il y a envoyé le pauvre Wasabi. Comme ça, il va passer d'une surcharge absolue a une absence totale de travail et devenir complètement cinglé, mais ça leur a semblé une bonne idée. Sur la quête de Wasabi, ils vont envoyer un lutin plus expérimenté et, toi, tu vas reprendre la quête de ce lutin là.
Pourquoi ne pas s'être contenté d'échanger la quête de Wasabi et la tienne ? Quand tu as posé la question, Colchique t'a répondu que tu n'avais pas les oreilles pour. Comme Wasabi a à peine quelques centimètres d'oreille, tu as pris ça comme un aveu du fait que Colchique s'était complètement gourés en estimant le niveau de difficulté de cette quête là. Ou, plus probablement, il n'avait rien estimé du tout et juste envoyé le premier lutin disponible qu'il a pu avoir sous la main. Du coup, tu as un peu l'impression que ton petit caprice a permis de rétablir un peu plus de justice et d'efficacité ; pas juste pour toi mais aussi sur cette autre quête. Mais bon, on ne peut pas occulter le fait que Wasabi n'est toujours pas dans une position idéale. De toute manière, tant qu'ils ne renonceront pas au bourbier, ils auront forcément besoin d'un lutin à lui sacrifier. Et tous ces lutins qui ont été sacrifiés en garderont rancœur, et finiront par quitter la falaise. Du coup, ils manqueront de lutins et devront refuser des quêtes plus intéressantes qu'ils seront dans l'incapacité d'honorer. Alors qu'ils auraient tellement mieux fait de juste abandonner le cul de sac qu'est le bourbier (s'ils étaient juste capable de concevoir une solution de cet ordre et de regarder les choses avec le recul qu'ils vous demandent d'avoir).
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