BY

7 minutes de lecture

Yeah ! Mon cher Persil écope enfin d'une quête qui l'intéresse vraiment, dans un environnement qui à toutes les chances d'être moins toxique que les précédents ! C'est ce que je me suis dit au début, en apprenant que la prochaine zone de travail à t'accueillir serait une structure dédiée à l'enfance. Des gens chargés au quotidien de garder et d'éduquer des enfants ne peuvent décemment pas être des gens ayant oublié l'importance des valeurs ; n'est-ce pas ? J'ai commencé à me méfier quand j'ai appris que cette garderie n'était pas une garderie comme les autres, mais une structure créée sur initiative du ministère du Bien-être. Et il s'est révélé que je n'avais pas tort de me méfier. Non, tu ne serais pas entouré de gens ayant oublié toute valeur ; tu serais juste contraint d'œuvrer pour des valeurs qui ne sont pas les tiennes.

Pourtant, sur le papier, la quête semblait pleine de sens : chercher à développer dès l'enfance les qualités qui seront utiles pour l'avenir de ces adultes en devenir devenir. Sur le papier, c'est peut-être une des quêtes les plus chargées de sens. Et toi, Persil, ça te touchait particulièrement. Toi qui avait pleinement vécu ton enfance dans l'idéalisme, la curiosité, la vitalité et la soif d'apprendre qui conviennent à cette période. Toi qui avait pleinement été blessé par le choc (le traumatisme !) du passage à l'âge adulte et du décalage entre cette mentalité enfantine (qui est toujours la tienne) et celle qui préside au fonctionnement du monde du travail. Formuler les choses de cette manière permet pourtant de sentir le piège. Oui, il y avait un problème dans ce décalage, à la nécessité d'œuvrer pour le réduire ; il y avait du sens à travailler sur ce sujet. Mais le problème n'était-il pas pris dans le mauvais sens ? La solution ne pouvait pas être de changer la mentalité de l'enfance ! Enfin, c'était peut-être une solution effectivement ; mais assurément pas une solution en concordance avec tes valeurs.

Te voilà donc chargé de développer chez ces enfants les compétences qui leurs serviront dans le futur de demain, c'est à dire chargé de colorer leurs doigts des couleurs qui auront de la valeur quand ils seront grand. Ce que nous n'avions pas vu venir, bien que ce fut pourtant évident en connaissant ce requin de ministre, c'est qu'en parlant de développer des qualités utiles, il parlait bien évidemment uniquement d'employabilité. Toi qui souffre constamment d'être considéré comme une ressource humaine plutôt que comme un être humain, tu te trouve réduit à en faire autant avec de pauvres enfants d'à peine trois ans. Toi qui souffre qu'on cherche à te mouler pour te rendre plus adapté au monde tel qu'il est, te voilà désormais piégé dans le rôle du pâtissier. Que ce soit pour le bien de ces enfants et qu'ils soient en grandissant moins malheureux que toi, cela ne fait peut-être quasiment aucun doute. Mais ce n'est pas une raison !

Revoilà juste l'éternelle opposition entre toi et le requin ; le refus de payer le prix du bien-être. Mais ton refus est d'autant plus justifié que je ne suis vraiment pas convaincue que le prix ici payé ait été le seul prix possible. Que le décalage entre l'idéalisme de l'enfance et la réalité du travail fasse un choc et nuise au bien-être, aucun doute. Que la solution ne soit pas de changer la réalité du monde du travail, c'est moins sûr. J'ai envie de dire que c'est la bonne solution, ou la seule digne de ce nom. Mais non, le requin préfère plutôt supprimer la seule période de véritable bien-être qu'il reste dans la vie ; la seule où vous êtes encore humain, et encore capables de questionner les choses.

Entouré toute la journée de ces enfants que tu es pour l'instant juste chargé d'observer, tu réalises qu'en fait vous êtes tous des enfants qui jouent. Ces enfants de trois ans qui, spontanément, jouent à exercer différents métiers ; tu ne vois pas grande différence entre eux et tous les collègues que côtoyé. Tous ces enfants qui jouent à travailler, ignorant que, quand on le fait pour de vrai, ce n'est pas si différent. Tous ces enfants ignorant surtout que, quand on le fait pour de vrai, on n'en sait pas forcément vraiment plus que des enfants qui jouent. Leurs actions ne semblent pas plus aléatoires que les vôtres, leur maîtrise juste autant balbutiante, et leurs justifications ni plus ni moins empreintes de mauvaises-foi. La seule différence c'est que ces enfants savent qu'ils ne sont qu'en train de jouer. Eux ne se prennent pas au sérieux, ne pensent pas savoir ce qu'ils font, et surtout sont encore capables de questionner le jeu et d'en sortir dès qu'ils en ont assez, au lieu de se laisser emprisonner dans leur rôle.

Le monde peut-il vraiment nier que la capacité à se poser des questions puisse être nécessaire dans l'avenir qui vous attend ? Tu espères que non. Tu vas tout miser là dessus. C'est la seule panade que tu as trouvée, ou en tout cas celle que tu vas tenter. Tu comptes arguer que les qualités nécessaires à l'âge adulte seront celles de penser, de questionner et de ne pas se laisser berner. En réfléchissant un peu, tu devrais sans mal avoir des moyens de prouver l'utilité de ces qualités pour l'employabilité et la contribution au monde du travail tel qu'il est. Enfin, je l'espère pour toi. Et surtout pour ces enfants et pour l'avenir de l'humanité. Non pas que cet avenir de l'humanité dépende totalement de toi. Dans tous les cas, tu es juste comme une mouche piégé dans une toile d'araignée.

Peu importe que le requin dise que c'est de te rencontrer qui lui a inspiré la création de cette structure d'éducation vouée à réduire le décalage d'état d'esprit dont tu es l'expression. Peu importe que tu aies l'impression que si tu argumentes assez tes propositions tu parviendras à empêcher ça et faire en sorte que ce centre construise des qualités plutôt que d'en détruire. Dans tous les cas le monde va, avec ou sans toi. Que tu puisses avoir un impact sur cette initiative du ministère du Bien-être, je ne le nie pas ; et c'est tout ce que j'espère pour toi. Mais il y a d'autres initiatives en cours, et il y en aura d'autres encore. Il y a aussi toutes les décisions prises autour, sans que ce requin n'y fasse rien ou n'y puisse rien. Le monde va, créé par la conjonction de tout ce que fera chacun, et sans que personne ne maîtrise l'ensemble.

Mais au final, ce qui t'a fait le plus de mal, ce n'est pas de te trouver piégé dans ce rôle de pâtissier et de craindre que tu ne parviendras pas à créer un moule assez flexible pour pouvoir te plaire. Ce qui t'a fait le plus de mal, c'est cet enfant que tu as entendu parler à sa maman le premier jour où elle le déposait au centre : « Regarde le Monsieur ! Il a de grandes oreilles !

— C'est normal, c'est un lutin.

— C'est normal d'être un lutin ?

— Non mais c'est normal pour un lutin d'avoir des grandes oreilles.

— Mais pourquoi c'est un lutin qui nous garde ? Ils sont gentils les lutins ?

— En tout cas, ils sont malins. Et, souvent, c'est plus utile que d'être gentil. En tout cas, moi je préfère te confier à quelqu'un de malin qu'à une personne qui serait très gentille mais aussi trop bête pour te protéger ou assez bête pour t'apprendre des sottises.

— Pourquoi ils sont malins les lutins ? Les grandes oreilles ça rend malin ?

— Je ne sais pas. Mais les lutins sont malins.

— Comment tu sais ?

— Parce que c'est la reine qui l'a dit ?

— La reine ? Celle qui est toute nue ?

— La reine n'est pas toute nue, voyons. C'est juste qu'elle a des habits invisibles que seuls les gens assez malins peuvent voir. »

Oui, ça t'a fait mal qu'un enfant puisse avoir cette réaction face à toi. Pourtant, c'est évident que tu es un lutin, et que c'est ce que les gens voient de toi. C'est tout autant évident qu'était évident le fait que tu n'étais pas au ministère du carton pour réfléchir, bien avant que Naf-Naf ne te le fasse admettre. Mais ça fait toujours un choc d'entendre admettre les vérités qu'on ne peut pas accepter, surtout quand elles concernent notre propre identité. Ces vérités n'ont beau n'être pas tout à fait véritables, restant des simplifications réductrices et incomplètes, elles disent quand même quelque chose. Elles te rappellent que le rôle que tu joues au quotidien ne te convient pas. Et même si tu as en permanence à l'esprit qu'il ne s'agit que d'un rôle (c'est d'ailleurs la seule chose qui te sauve, et je peux probablement prendre une partie de se mérite), les autres y croient. Ça reste la réalité, ou en tout cas ce qu'elle retiendra.

Ils ont fait de toi un lutin, c'est vrai. Mais ce qui compte, ce n'est pas ça. Ce qui compte, c'est ce que toi tu vas faire du lutin qu'ils ont fait de toi. Pour l'instant, il me semble que tu es un lutin explorateur des problématiques existentielles ; un espèce d'agent-double infiltré sous un haut-de-forme pour constater tout ce qui ne va pas et pouvoir en discuter avec moi. Mais combien de temps pourras-tu occuper ce rôle là ? Je ne sais pas. J'aimerais que ce soit toute ta vie, parce que moi je m'amuse bien. Mais en même temps, n'est-ce pas dommage d'explorer pour découvrir et apprendre des choses, si ensuite on ne peut rien faire d'utile à partir de tous ces apprentissages ? N'est-ce pas dommage de se contenter de constater tout ce qui ne va pas, quand on a déjà fait ce premier pas (que beaucoup n'ont pas fait) et qu'on se sent le devoir d'utiliser ça pour corriger ce qui ne va pas ?

Annotations

Vous aimez lire FleurDeRaviolle ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0