Hérésie
Cendres et ruines. Le monde pleure des larmes noires sur la défunte cité de Ravona. La ville sainte abritait plus de dix mille âmes dévouées à la lumière divine. A présent, même les charognards fuient les rues jonchées de cadavres.
De la muraille éventrée, une troupe armée vient de passer les portes-solaire. Douze soldats à pied escortent un homme de Dieu juché sur une monture éclatante. Une carriole suit péniblement le groupe, tirée par un vieux canasson et dirigée par une jeune femme terrifiée par la scène macabre.
Les chevaux renâclent, l’air est vicié. Les vivants restent groupés et surveillent les toits encore fumants. Rien ne brise le silence à part le bruit des sabots et les chuchotements des soldats.
« Seigneur, comment un tel carnage a-t-il pu se produire en une seule nuit ?
- Les cloches n’ont pas eu le temps de sonner.
- Mé avi k’son d goules kon fé ça.
- Qu'est-ce qu'y cause ?
- Il dit que ça le dégoutte.
- J’ai entendu dire que les hordes d’Elno étaient sorties de leur sommeil sous la glace.
- Mon gars, on n’appelle pas ça le givre éternel sans raison. Pour sûr, ce sont les liches de Khorne qui ont voulu faire passer un message à la papauté.
- Je voudrais rentrer au val.
- Silence ! Restez aux aguets et plus un mot sans que je ne l’autorise. »
Les corps se raidissent quand le capitaine remonte la colonne au trot. Il porte un regard sévère sur ces fermiers recrutés en hâte au dernier village, pourtant, son cœur saigne de mettre d’autres vies en danger. « Enrôlez quelques pécheurs pour servir une cause qui les dépasse. » tel avait été l’ordre de son supérieur qu’il venait de rejoindre.
« Pardonnez ces paysans, Monseigneur l’Abbé. Ils sont plus habitués à côtoyer leur bétail que des représentants de Dieu.
- Apprenti Luc, peut m’importe leurs jérémiades et vous devriez le savoir. Je n’attends qu’une chose de ces miliciens, qu’ils servent l’Eglise, donc moi.
- Ils- Nous vous ferons honneur.
- Dans la mort, termine l’abbé d’une voix sentencieuse. »
Luc fronce les sourcils, mais n’ajoute rien. Ils empruntent l’artère principale jusqu’à la cathédrale trônant au centre de la cité, l’emblème du pouvoir ecclésiastique, un chef d'œuvre d’architecture, un monument à la gloire de Dieu… il n’en reste qu’une statue de la Sainte Vierge déshonorée d’un glyphe peint au sang sur son front.
« Hérésie, siffle l’abbé en prenant à deux mains la grande croix accrochée dans son dos.
- Déployez-vous en arc de cercle, protégez l’abbé et vos camarades, ordonne le capitaine en posant pied à terre.
- Pas de rédemption, pas de pitié pour la traîtresse, poursuit l’abbé qui inspecte la statue.
- Nous ne savons même pas si c’est elle.
- C’est elle. »
Luc retient un soupir. Il espère toujours ramener vers la droiture son mentor sombrant peu à peu dans une frénésie fanatique. Il empoigne son épée, aussi fort de caractère que physique, et rejoint la ligne défensive déjà prête à flancher.
« Je l’avais dit, je l’avais dit !
- Tu avais déjà dit quoi déjà ?
- On va tous y passer !
- Hey, pointe pas ta lance vers moi, idiot !
- Vous croyez qu’il y a une entrée spéciale au Paradis pour les sacrifiés aux rites démoniques ?
- Je veux pas finir à la brochette !
- G paldroi d’crever ki s’occupera dmé bèt ?
- Qu'est-ce qu'y cause ?
- Par tous les saints, SILENCE !! »
Luc à bout de patience n’a pu retenir un cri de colère. Quelque chose au loin lui répond par un rugissement caverneux. Ses hommes piaillent d’autant plus en resserrant les rangs jusqu’à former un cercle compact. Leur capitaine se retrouve bloqué au centre et voit alors l’abbé se diriger vers la carriole, le sourire aux lèvres.
« Elle arrive, et je serai sa punition, murmure-t-il.
- Monseigneur, il faut se replier.
- Je vous interdis de quitter cette position.
- C’est une promesse de mort ! Monseigneur ! »
L’abbé n’écoute plus les contestations de Luc. Il extirpe du chargement une lourde caisse en bois sombre cerclé de fer qu’il dépose au sol. D’un geste, il déchire sa robe qu’il noue autour de la taille. Sa musculature s’illumine d’un rayon de lumière perçant les nuages noirs. De la main gauche, il fait tourner sa sainte croix au manche barré d’un millier d’entailles pour chaque monstre renvoyé aux forges de l’enfer. De la gauche, il agrippe une gigantesque Gatling fabriquée dans les forges-soleil du Vatican.
Le sol se met à trembler, le Malin approche. Luc peine à ordonner les pauvres hères. Il voudrait se replier, si seulement l’abbé lui en donnait le droit, si seulement il osait défier son autorité. Ce dernier récite les yeux fermés le cantique de la lumière. Les saintes cartouches en bandoulière se mettent à vibrer, pulsant au rythme de la prière. Puis, il rouvre les paupières. Ses iris brûlent à l’image de deux billes de feu blanc. Il marche lentement et se place derrière les soldats. Les têtes se tournent difficilement vers lui, il apprécie l’admiration et la peur qu’il instille dans leur regard.
« Vous êtes le troupeau dont je suis le berger. Ensemble, nous écraserons la louve qui vient, elle et sa meute.
- Folie ! Ils ne tiendront jamais le choc ! essaye de le raisonner Luc.
- Leur sacrifice sera apprécié. »
Luc n’est pas écouté, ne l'a-t-il jamais été ? C’est alors qu’il remarque l’absence de l’adolescente guidant l’attelage. Seul lui s’inquiète pour cette vie innocente. La ligne s’avance, il reste en retrait pour examiner les environs. Boris, le cheval a également disparu. Luc décide de se laisser guider par son instinct et pénètre une maison à moitié effondrée. Derrière lui, l’abbé récite avec ferveur une messe guerrière.
« Écoutez maintenant, fils d’Iril. Chantez hauts et vaillants de la victoire en attente, encore à revendiquer. Vous qui marchez sur les routes solitaires, puissant de bras et plus chaud de cœur. Remis en poussière, amer est le chagrin, rien que des voix au vent.
Dieu désespère pour votre salut. Dans le tambour du cœur, j'ai entendu des bruits de pas. Frères-bouclier et sœurs-lances, éloignés élevés, lames au clair, vaillants d'esprit. Vous brûlez comme des étoiles, pour vous battre. Aucun pour retourner sur les terres de paix. Par magie cruelle prise, glace, éclairs et flammes. Si, en toutes saisons, des lamentations sonnent sur les tombes des protecteurs de la lumière divine, les chants funèbres devraient-ils être remplacés par la joie de l'impie ?
La mort vient pour vous.
Laissez la lame traverser la chair. Que votre sang touche le sol. Que mes cris touchent vos cœurs. Que le mien soit le dernier sacrifice.
Ici se trouve l'abîme, le puits de toutes les âmes. De ces eaux rubis la vie recommence.
Venez à moi, mes enfants, et je vous guiderai, car dans mes bras repose l'éternité. »
Les douze fermiers du val d’Iril ne réalisent pas la portée des mots prononcés, subjugués par le pouvoir qui les surplombe. Ils sont en première ligne, sur le point d’affronter les serviteurs de Samaël pendant que la cité achève de se consumer. Ils ont chacun une famille à la maison qu’ils ne reverront probablement jamais. Les jambes tremblent, des regards anxieux sont échangés. Puis, soudainement, une ombre protectrice s'étend sur eux, celle de la croix de l’abbé plantée au sol. Il est trop tard pour eux, mais leurs femmes et leurs enfants survivront, s’ils font face à l’agonie qui arrive. L’un commence à frapper dans son bouclier, suivi par les autres. L’abbé est avec eux, le canon octuple barillet se met à vrombir, tourne de plus en plus vite, promesse d’une pieuse délivrance.
Les premières créatures apparaissent, mais maintenant, les guerriers d’Iril savent que la mort est de leur côté.
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