Iyoah 1

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Le jour le plus long du cycle des lunes agonise lentement. Accompagné par les cris de joie du clan, le soleil s’enfonce enfin dans l’horizon. Même si ses bras rouges s’accrochent encore de toutes ses forces aux rebords de la terre, il basculera bientôt. Toutes nos prières, tous nos chants, toutes nos scansions le poussent vers l'abîme qui borde le monde ; toutes les forces de mon peuple se combinent pour le faire chuter, forcer, pour les quelques heures qui viennent, son errance dans l’obscurité souterraine, avant de ressurgir de l’autre côté et de nous brûler à nouveau.


Gagner quelques heures de répit pour les vivants.


L’obscurité qu’il laisse dans son sillage est à nous, Douraïs, rasemblés autour du brasier jaune, au centre du campement, où nous allons passer Halinos, la nuit la plus courte et la plus sacrée de l’année, à danser, boire, chanter et célébrer le retour prochain de la saison des pluies.


Durant des lunes et des lunes, nous avons combattu le soleil privilégié les ombres de nos huttes aux pérégrinations, le moment est venu pour l’astre de laisser peu à peu les ombres s’étendre et les rivières se charger d’eau, les herbes repousser et les nuages lourds de pluie s’interposer entre nous et ses rayons mortels.


Alors que la musique naît des trompes, des tambours et des flûtes, les danses et les chants lui répondent. Si les Douraïs sont les plus endurants et les plus durs au mal de tous les peuples nomades, ils ne résistent pas longtemps à l’appel des réjouissances. Très vite, les corps épousent le rythme des percussions, s’excitent et se repoussent dans la ronde autour du feu.


Je danse avec mon peuple, au cœur des miens. Mes pieds nus, écorchés par la roche, repoussent inlassablement la terre, la marquent de mon sang, témoignage de ma lutte contre la force qui me ramène toujours vers le sol. Non loin de moi, Myrah s'est dévêtue et sa peau absorbe le rouge du feu, les ombres en soulignent les muscles fins. Un sourire se dessine sur ses lèvres quand elle devine mes yeux sur son ventre. Je me détourne. Le moment de découvrir l’étrangère n’est pas encore venu, je l’attends depuis trop longtemps pour en gâcher la survenue par trop de précipitations. Je veux que celle qui n’est pas encore une Douraï, quoi qu’elle en possède déjà la force et la férocité, me chasse un peu plus. Je veux lui échapper encore.


Ma danse m’entraîne parmi les musiciens, postés un peu à l’écart du cercle, les fronts plissés par la concentration. Parmi eux, Garbeï souffle dans sa trompe à s'en rompre les poumons. Son ventre puissant se remplit d’air pour repousser la musique hors de lui, au travers de son instrument de corne, créant une note simple et grave qui perce l'âcreté de la fumée et vient secouer mes entrailles. L’eau ruisselle de son front et coule dans sa barbe sombre. A côté de lui, Issah frappe sans faiblir sur la peau tendue de son tambour, de ses deux mains énormes aux veines gonflées. Leurs corps massifs et frustes d’hommes sont presque nus ; leur vue attise chez moi un vif désir d’eux. S’ils le souhaitent, et si Myrah le veut bien, cette nuit ils seront miens.


Les deux rabatteurs ne me lâchent pas des yeux mais je les dépasse sans leur prêter attention, m’amusant de la frustration que je devine. Je veux rejoindre les Anciens, assis ensemble aux abords du feu, fumant et devisant, témoins impuissants de la jeunesse qui s’épuise sous leurs yeux. Ils me saluent de la tête lorsqu’ils me voient arriver. Devinant le motif de ma venue, Koant, un vieillard sec comme ces arbres qui s’épanouissent parmi les rochers, me tend le calumet. Ses lèvres pincées à l’inflexion ironique relâchent longuement la fumée. Je m’assieds en tailleur à côté de lui et inspire un peu d’herbe à l’embouchure rêche de l’instrument. La fumée s’insinue dans mes pensées, les apaise. Je promène lentement mes yeux au ciel, nommant mentalement les constellations. Certains, comme Koant, prétendent qu’on peut lire dans l’agencement des étoiles les grands événements à venir. Personnellement, je doute que les esprits s’intéressent à nous au point d’inscrire le contenu de nos destins dans le ciel.


Les Aînés me regardent ; je sais ce que certains pensent : qu’une Netakà, une meneuse, ne devrait pas montrer de tels signes de faiblesse. Son rôle, au contraire, consiste à être la dernière à danser, à défier le soleil renaissant, à l’éloigner du ciel pour les lunes à venir. Que je faillisse à cette mission, que je ne sois pas assez effrayante ou déterminée, et la saison de la brûlure risquerait de s’attarder sur nous. Les nuits alors continueraient de raccourcir, jusqu’à ce que le jour ne finisse plus jamais et que le soleil nous consume complètement, qu’il ne reste de nous que des os calcinés balayés par les vents. Cela n’arrivera pas. Je serai debout quand il le faudra, et mon premier Halinos en tant que meneuse appellera le plus grand répit qu’on puisse avoir.


Le plus ancien d'entre les Anciens, Melam, me dévisage. Il y a l'ombre d’un désir au fond de ses yeux dont le bleu a été affadi par le temps. Une envie vite refoulée, remplacée par un sourire bienveillant. C'est le plus malin de la tribu –comment sinon tromper la mort aussi longtemps ?–, mais toute son intelligence ne l’aidera pas à goûter de nouveau à ces plaisirs-là. Cela m'attriste un peu.


- Tu ne danses plus, Iyoah ? Me demande soudain Markem.


La lueur lointaine du feu jette une ombre sur le visage inquiétant de l’ancienne chasseuse. A cause de sa hanche depuis longtemps brisée, elle doit, pour s’asseoir, prendre appui sur ses mains et son dos en est douloureusement tordu. Dans d’autres clans, ainsi estropiée, on l’aurait laissée derrière, à la merci des bêtes, lui refusant même le bûcher funéraire et une place dans la Chasse céleste. C’est son savoir et sa sagesse –mâtinée de méchanceté– que lui confère son âge qui la maintiennent dans la tribu. A mon grand dépit.

- Je vais y retourner, je voulais simplement fumer un peu.
- Ne me dis pas que tu es fatiguée, une coureuse comme toi.
- Jamais, Markem.


L'infirme a un ricanement désobligeant. Markem n'a pas voté pour que je mène la tribu tout au long des trois lunes que dure le règne d’une meneuse. Son doigt s'est pointé sur Ralyam, sa petite-fille, dont je distingue le corps svelte au cœur de la danse. Mais peu importe qui elle souhaite voir à notre tête, seule compte la désignation à main levée. Et, pour la première fois, c'est moi qu'on a choisie.


- Le soleil est encore loin, fait Melam en se relevant difficilement. Mon âge ne me permet plus de l’attendre comme je le faisais avant.
- Tu es encore bien vif pourtant, Melam. Tu as été un redoutable danseur.

Il rit avec amabilité. Ses mains noueuses ont des restes de vigueur et sa peau tannée raconte l’histoire de notre clan. Une chanson de chasse, de marche, d’errance sauvage. Et de joie. Une joie hurlée et dansée.


- Ne laisse pas s’enfuir la nuit avec les Anciens, me dit-il. Nous ne sommes bons qu’à ressasser notre mélancolie et à compter nos douleurs.


Il s’éloigne avec cette certaine droiture frêle qui veut donner l’illusion de la force. Peut-être est-il un de mes grand-pères, ou même l’un de mes pères. Malgré son âge, déjà avancé à l’époque de ma conception, ma mère aurait pu le choisir pour son intelligence, dans le but de me la transmettre. Elle aimait l’idée que mes pères soient des Douraïs plutôt que de faibles sédentaires.

Quelle importance, de toute manière ? Les enfants sont rares et si nombreux les pères, disséminés sur la surface de la terre, dans les villages de pierre ou au sein d’autres tribus nomades rencontrées au hasard de nos pérégrinations. Je ne saurai jamais si le sang de Melam coule dans mes veines. Ma mère même, qui chasse maintenant dans le ciel, l’ignorait certainement.


- Cet idiot a raison, Iyoah, va danser, crache Markem avec méchanceté, me coupant dans mes réflexions.


J’ignore quel trouble je lui cause. Ralyam sera certainement élue au prochain conseil, auquel je n’aurai pas le droit de me présenter. Elle pourra de nouveau murmurer à l’oreille de sa petite-fille, se rappeler l’ivresse du pouvoir, elle qui fut de nombreuses fois Netaka avant sa chute lors d’une chasse, avant ma naissance.

J’aspire une dernière bouffée de fumée sans quitter des yeux la vieille folle.


- Ne t’inquiète pas Markem, je danserai encore quand tu te réveilleras.

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