Leiotogi 1
Un chagrin me dévore le ventre car Iyoubehn, notre Madagarsai, est passée ce matin dans le monde des esprits. Les os saillants, la peau trempée de sueur, elle a fini par succomber à la fièvre qui la dévorait depuis plusieurs jours. Sur la fin, saisie de tremblements incontrôlables, elle a vu en moi, alors que je lui proposais un peu d’eau, l’ombre d’un ancien ennemi venue l’achever. Loin de vouloir lutter, elle s’est mise à me supplier. J’ai eu si mal pour elle que j’ai souhaité que sa fin vienne vite. Pourtant, à la voir maintenant inerte et faussement paisible, j’ai honte de ce sentiment.
C’est aujourd’hui le premier des trois jours de lamentations que nous devons à l’âme de notre Ancienne. Les chants résonnent sur le campement des Abikazas, où chacun s'efforce de faire résonner sa peine dans l'atmosphère caniculaire de ce début de saison de la brûlure. Indifférent à notre douleur, le soleil nous châtie impitoyablement. Disposés en demi-cercle, face à la dépouille exposée de notre Ancienne, nous nous efforçons de demeurer immobiles sous la morsure de l’astre.
Ma main serre douloureusement la statuette de bois en forme de chouette qu’Iyoubehn m’a sculptée il y a de nombreuses saisons et qui pend à mon cou. Je suis assise avec les autres enfants, entre Shimar et Mortej. De l’autre côté de Shimar, Arken, son jumeau, tente de donner des airs solennels à son visage rude. Les graves de sa voix sonnent un peu faux et déconcentrent mon chant. Nous avons été placés au plus loin de l’Ancienne, derrière même les hommes. Les places les plus honorables revenant aux chasseuses.
Malgré ma taille élevée, il m’est difficile de bien voir Mukya, la faute aux dos des hommes et à ma vue, mauvaise à la lumière du jour. Je discerne quand même, en plissant les yeux, la fille d’Iyoubehn qui prie à côté du corps de sa mère. La natte de ses cheveux sombres, sechement tirée en arrière, dégage son front haut et peint en noir ; ses prunelles glacés doivent briller par contraste. A genoux, le dos droit, la gorge nue, les épaules rougissant des coups du soleil, Mukya devra, trois jours durant, garder cette position et supporter les assauts des esprits, résister à la folie qui risque de la harceler. Trois jours d’immobilité et de prières à l’issue desquels elle se relèvera Madagarsai à son tour, avec le pouvoir de mener le clan des Abikazas.
Jamais je n’ai vu les adultes aussi tourmentés. L’ancienne était pour nous bien plus qu’une Madagarsaï, elle était notre grand-mère à tous. Rien que de mon vivant, elle a mené notre clan à la victoire dans la guerre qui nous a opposés aux Prikhmas des plaines, nous a guidés à travers les passes de Nerkomad, a ouvert la route jusqu’aux grandes prairies. Ce qu’elle a dû accomplir, au cours des multitudes de lunes qui ont précédé ma naissance, je ne peux que le deviner, démêlant le faux du vrai dans les chansons qu’on entonne à sa gloire. Je me mets à rêver doucement : Madagarsaï à mon tour, je me vois, comme Iyoubehn, terrasser des hordes ennemies et ouvrir de grands passages de pierre. Je m’imagine m’emparer par la magie de l’esprit des oiseaux pour hanter les cieux, ou de celui des panthères pour arpenter les forêts et les cimes. Converser avec les esprits lors de transes et guider mon peuple.
Ce ne sont pourtant que des rêves ; je ne serai jamais Madagarsaï. Ce titre reviendra à Shimar, la fille de Mukya, dans tant de saisons qu’il ne sert à rien d’y songer. Mais y rêve-t-elle, Shimar ? Assise à côté de moi, ses petits genoux repliés sous elle, la fillette s'applique pour le moment à pleurer sa grand-mère. Son chant clair s’échappe de sa poitrine menue, gagne le ciel, se répand en un frisson sur les peaux dénudées. Ma propre voix, trop aiguë, me paraît en comparaison une insulte à l’harmonie. La musique de Shimar est la plus belle de la tribu ; c’est toujours à elle qu’on confie les mélodies les plus subtiles. La vive intelligence de sa grand-mère brille dans ses prunelles, là où on peut également lire, si on en prend le temps, les rumeurs de l’avenir. Car Shimar, la dernière-née de la tribu, la Wanarsaï, est douée de voyance. Les esprits lui parlent plus distinctement qu’aux autres et murmurent sans cesse l’avenir à ses oreilles.
Shimar a poussé son premier cri sept lunes après moi, au cœur d’une saison de la brûlure particulièrement violente. Arken venait à peine de s’extraire du sein de Mukya qu’elle s’est présentée derrière lui, inattendue et inespérée. Les jumeaux sont rares et précieux comme les miracles ; un seul esprit dans deux corps, l’un masculin, l’autre féminin. Ce sont des êtres à jamais liés, comme deux rêves parfois le sont, et ils constituent le plus beau des présages.
Avec Shimar, le clan connaissait sa quatrième naissance en l’espace d’un an, chose qui ne s’était plus produite depuis des générations et des générations. Mortej d’abord, fils de la chasseuse Ijak, puis moi, issue de la chasseuse Aberkah, précédant de peu les jumeaux. Un grand enthousiasme a alors pris le clan : après tant et tant de lunes sans rejetons, les Abikazas semblaient avoir regagné la faveur des esprits. Et un avenir.
Mais les jumeaux ont été les derniers. Après leur arrivée, plus aucun ventre ne s’est arrondi. Shimar est restée la Wanarsaï et les échines des Abikazas de nouveau se sont courbées.
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