Iyoah 2
Alors que la nuit s’approfondit, les corps s'attirent, soulagés. Si le jour nous esclavagise, l’obscurité nous libère. Au-delà des limites du campement, c’est-à-dire là où la lumière du feu ne porte plus, dans le domaine des ombres, je sais que la vie animale crépite, bruisse, pépie, qu’elle profite des quelques heures qui la séparent du lever du soleil. Le brasier la tient éloignée de nous : loups, pumas, chouettes errent autour de ses frontières, en chasse, curieux peut-être du boucan que fait cet étrange peuple d’animaux nus. Sentent-ils, par le biais d’un instinct qui leur est propre et non grâce à des calculs compliqués, basés sur les transits de la lune et élaborés par nos Anciens, que les jours sont destinés à raccourcir et la chaleur à décliner ?
A la faveur d’une ronde, Myrah s'est approchée de moi et je l'invite à l'audace. La détermination brille dans ses yeux sombres ; elle n’est pas femme à qui on se refuse et elle le sait. Son corps, en s’approchant, le proclame.
Myrah n’est parmi nous que depuis dix lunes. Trouvée au milieu d’un campement dévasté, à moitié morte et le flanc percé d’une lance, les corps de deux hommes reposant à côté d’elle, elle a affronté la mort trois jours durant, le corps secoué de fièvre et le pus s’écoulant de ses blessures. Je me souviens, alors que le clan ne pouvait pas me voir, m’être rendue dans sa hutte pour déposer de l’eau sur son front brûlant. Murmurer quelques prières. Quelque chose dans son visage, dans l’inflexion de ses sourcils fins, me bouleverse.
Le quatrième jour l’a vue revenir à la vie et je me suis éloignée d’elle. Jusqu’à ce soir, j’ai pris bien soin de garder mes distances.
Enfin nous nous touchons, mon corps entier se tend. Sa peau est comme habitée de foudre, je me défais de son étreinte, la fuis. Mon propre corps a perdu ses limites. Que je recule ou que je dévie et je rencontre le mouvement d’un autre. Je ne sais plus où je me situe et où je finis, si je ne suis pas cet autre Douraï qui a plongé ses doigts en moi, ce nez dans mes cheveux, ces mains sur mon ventre, cette bouche entre mes cuisses. Mais non, c’est Myrah, qui s’est glissée derrière moi. Ses lèvres sont sur mon cou, ses mains sur mes hanches. Ses bras, plus forts que les miens, veulent me posséder. Je m’éclipse d’un bond. C’est une chasseuse, la fuite l’excite. Je me mêle à un autre pour lui échapper, un corps qui passe et contre lequel je me love un instant avant de reprendre ma course.
La tête jetée en arrière, je hurle encore une fois, les mains au ciel, une incantation ou une prière. Je me nourris de l’énergie des Douraïs, le clan qu’on m’a choisie pour le mener trois lunes durant, et dont les corps chauds luttent encore contre la nuit, contre le sommeil, combattront toujours, tout au long des quelques heures qui les séparent de l’oubli.
Et puis, Myrah me retrouve et je m’abandonne enfin à son étreinte, éreintée. Garbeï nous rejoint bientôt, instrument en bouche, et souffle à en crever. Ses bras me saisissent. La transe nous guide, guide la harde, la horde, la meute des Douraïs, crainte sur toutes les terres de chasse, de toutes les bêtes et de tous les hommes. Et moi, qui les dirige, ce soir je suis une panthère. Je suis une goutte de pluie. Je suis le silence et je suis la vie.
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