Leiotogi 3

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J’ai faim mais je dois respecter l’ordre qui nous interdit de manger avant la fin des trois jours de deuil. Il ne m’est pas interdit de veiller, toutefois, et je n’ai pas sommeil. Je me faufile hors du campement. L’obscurité ne me gêne pas autant que les autres Abikazas car mes yeux percent bien la nuit, surtout quand la lune s’extirpe de derrière les collines. Prasn, dont c’est le tour de garde et qui erre autour des huttes, les bras ballants, ne me remarque pas quand je passe derrière lui.

Le sol refroidit lentement sous mes pieds. Je gagne la forêt. Les animaux qui l’habitent, et qui ne sont que des ombres et des bruits, fuient à l’approche de mes pas. Depuis toujours, la nuit est mon territoire. Les esprits me parlent plus clairement lorsque le soleil a gagné le trou de l’horizon. La présence de l’astre brouille leurs voix, floute les images qu’ils me lancent. La nuit, je suis libre. On m’a toujours dit que j’étais une chouette, que mes longs membres étaient semblables à des ailes, que mes yeux ronds ressemblaient à ceux de ces prédateurs nocturnes. “Petite chouette, viens ici”, grondait doucement Iyoubehn. Je me posais alors sur ses genoux et elle me racontait une histoire.

J’aimerais que son esprit vienne me murmurer des contes mais il est encore trop tôt, il ne le pourra qu’une fois que son corps aura disparu dans un grand brasier et l’aura libérée. Elle pourra alors marcher avec nous, derrière nous, dans notre dos et nous susurrer des secrets que seuls les esprits connaissent. J’espère qu’elle visitera mes rêves et donnera vie à la chouette que je porte tout le temps près de mon cœur, dans un petit sachet de peau suspendu à mon cou.

Je grimpe sur un arbre. Les branches craquent doucement sous mon poids, les feuilles bruissent à mon passage, agitées par les esprits qui murmurent. Leur langage ancien m’est inconnu alors je colle mon oreille au tronc pour entendre mieux. L’arbre se contente de me gratter la joue.

J’ai l’impression que le vent porte jusqu’à moi la mort d’Iyoubehn. Les adultes ont cessé de chanter pour se reposer quelques heures avant le lever du soleil. Seule Mukya est restée près du corps. Elle se recueille silencieusement, luttant contre le sommeil qui s’insinue, contre la douleur dans son dos qui se courbe un peu plus à chaque minute vers le corps de l’ancienne, vers le corps de celle que j’aime tant. Maintenant que je suis dans l’arbre, en sécurité dans ses bras de bois, je peux laisser libre court à mes larmes.

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