Ma vie d'esclave
Je suis né sur une magnifique île tropicale au milieu de l’Océan Indien. Ma mère, originaire d’Afrique, était une femme douce et aimante. Je ne la voyais que très peu : nous sommes esclaves sur une grande propriété de plantations dans l’Est. Mon père… mais qu’est-ce donc un père ? J’ai une nourrice pour me nourrir et je ne suis pas le seul : nous sommes une vingtaine d’enfants d’environ le même âge, filles comme garçons. Nous connaissons notre condition, nous sommes esclaves : né d’un être humain mais considérés au mieux comme du bétail au pire comme des meubles.
J’ai cinq ans. Le contremaître de la plantation vient faire une reconnaissance dans ce qu’il nomme le coin des Noirs : étrange… il a la même couleur de peau que nous… Il me voit, me prend par le bras, me soulève et me regarde d’un air approbateur. Puis il me jette dans la carriole tirée par un mulet. Je ne comprends pas ce qui se passe, le même manège se reproduit plusieurs fois avec d’autres enfants, j’en connais certains. Ma nourrice crie, disant que nous sommes trop jeunes et se prend une gifle en plein visage avec l’ordre de se taire. Ce qu’elle fait bien que ses sanglots sont encore dans sa gorge. Voyant leur nounou pleurer, quelques enfants s’y mettent aussi avant de se prendre eux-mêmes des coups. Je me tais. J’ai peur. Où est maman ?
Le contremaître nous emmène dans les champs : il nous explique qu’il faut que l’on ramasse la paille pour la mettre dans la même carriole qui nous a emmenée ici. Je m’exécute du mieux que je peux sachant que si je ne le fais pas je vais me prendre des coups. J’ai chaud, soif et faim. J’ai bien compris qu’il ne fallait pas se plaindre ou les coups de fouet s’abatteront sur moi. La nuit tombe. Je suis épuisé. Le contremaître nous ramène à nos cases où nous attendent nos mères et un bol de maïs. Je mange pour m’endormir aussitôt. Ainsi se passe ma première journée aux champs.
J’ai dix ans. Ces cinq dernières années ont été un supplice. Champs, coups, privation de nourriture… De nombreux enfants nés en même temps que moi sont morts : sous les coups ou par les maladies. Je donnerai n’importe quoi pour ne plus avoir à me lever et à aller aux champs. Je donnerai n’importe quoi pour ne plus recevoir de coups.
J’ai douze ans. J’en parais plus : le travail aux champs a musclé mon corps et je suis très grand pour mon âge. Je travaille maintenant à la coupe de la canne quand c’est la période ou à l’abatage de bois : on utilise ma force au maximum. Aujourd’hui, je suis à la coupe de canne : c’est éreintant. Le soleil est chaud, nous n’avons pas d’eau. Je vois une petite fille occupant le poste que j’avais à mes cinq ans : elle est menue. Je la vois perdre l’équilibre et tomber presqu’évanouie. Le contremaitre s’avance et lève son fouet. Avant même que je ne comprenne ce qu’il m’arrive, je me retrouve entre le contremaître et la gamine et stoppe le fouet avec mon bras. Il fulmine et m’ordonne de le laisser faire son travail. Je ne bouge pas d’un pouce et soutint son regard.
Je me retrouve au pilori pour insubordination et insolence envers mon supérieur. Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive : j’ai simplement voulu empêcher une petite fille de prendre des coups… Un homme blanc est debout devant moi et prononce des mots que j’ai du mal à comprendre :
« L’esclave Mario a intentionnellement empêché le contremaître Roland de punir justement une esclave qui s’endormait dans les champs. Roland ne voulant que faire son travail s’est retrouvé menacé par cet esclave qui s’est impunément rebellé. La sentence est prononcée : cinquante coups de martinet sur la place publique, suivi de deux heures attaché au pilori de la cour de son maître. »
Je m’appelle donc Mario. Étrange. Le premier coup de martinet s’abat sur moi. Je hurle. Puis le second, le troisième et ainsi de suite. Je ne sens même plus la douleur physique mais quelque chose de plus sournois, de plus profond qui gonfle et gonfle dans ma poitrine. Mon visage est baigné de larmes, les cris et les rires de la foule m’atteignent plus que les coups portés par cet homme. Je sens un liquide chaud et gluant glisser le long de mon dos. Quarante-neuf… Cinquante… Le compte à rebours est terminé. Je ne suis plus que haine et douleur. Il me décroche et me balance dans une carriole pour me ramener à la propriété ou la seconde partie de mon châtiment m’attend.
Au bout de mes deux heures de punition, je suis las : je suis resté attacher debout, les mains au-dessus de la tête pratiquement sur la pointe des pieds. Tous mes muscles sont ankylosés, les blessures dans mon dos me brûlent, dans ma tête c’est une fournaise et dans mon cœur la haine bouillonne. Je ne pensais pas connaître ce sentiment un jour. J’ai toujours passé mon existence dans l’indifférence la plus totale : je ne connaissais ni haine ni amour. Cette injustice, cette punition ont tant chamboulé en moi. Le contremaître me jette dans ma case : je suis à bout de force et m’endors immédiatement.
Je sens quelque chose de froid et humide sur mon dos : cela me brûle et m’apaise en même temps. Je sens la présence de quelqu’un à mes côtés mais je n’arrive pas à ouvrir les yeux…
Je reçois un seau d’eau glacé sur le visage : le contremaître me réveille pour aller aux champs. Ai-je rêvé cette nuit ? Mon dos me fait moins mal mais mes membres sont toujours ankylosés. Je n’ai pas le choix, je dois suivre les autres. Je vais donc aux champs. Le chef n’est pas content : je ne donne pas mon maximum, il me frappe, je tombe. Un homme blanc, habillé en longue robe blanche s’interpose et prend ma défense :
« - N’a-t-il pas été suffisamment puni hier dit-moi ? Ce jeune homme est aussi ton frère, mon fils.
- Ce chien rampant ? Jamais !
- Et pourtant si, devant Dieu le Père nous sommes tous ses enfants. Tu l’as appris lors de ton baptême Roland n’est-ce pas ?
- Oui, mon père veuillez me pardonner.
- Va, mon fils. »
Je reste sans voix devant cet échange. Qui est donc ce Blanc qui prend ma défense ? Il me tend même une main pour m’aider à me relever. Il a les yeux doux. J’accepte sa main et reprend le travail. Je ne le vois plus de la journée. Le soir venu, je demande au vieux du village qui est donc cet homme : il m’apprend que c’est le curé de la ville voisine, venu bénir les plantations du maître. Il m’avoue aussi que c’est lui qui est venu me soigner la nuit dernière et qui m’a veillé. Un curé ? Mais qu’est-ce que c’est ? En rentrant dans ma case, je le trouve assis à l’entrée. Je l’invite donc à entrer. Je reste silencieux.
« - Connais-tu le Seigneur Mario ? (Je reste muet) Tu veux que je t’en parle ? (J’acquiesce, plus par reconnaissance que par intérêt) Très bien… C’était il y a bien longtemps… »
Whaou. Je ne sais pas si la façon de raconter ou si c’est l’histoire en elle-même qui m’a passionnée mais je suis resté suspendu à ses lèvres des heures durant. Ce Jésus quel homme ! Le curé est venu tous les soirs pendant au moins sept nuits. Aujourd’hui, il me dit que demain il doit repartir dans sa paroisse. Je me sens triste. Il me demande si je veux devenir enfant de Dieu et donc le frère de Jésus. J’acceptais avec enthousiasme : le curé m’a donc baptisé. En cadeau, il m’offre une petite statuette.
« - Voici mon enfant ton cadeau de baptême : cette statuette représente la mère de Jésus celle qu’il a offerte à tous les chrétiens, tu te souviens ? (J’acquiesce) C’est la Vierge, sculptée dans un magnifique bois d’ébène. Je te l’offre, prends-en bien soin et chérie-la.
- De tout mon cœur… »
Après le départ du curé, mon cœur s’est engourdi : le travail, les cris du contremaître, les coups de fouet… J’atteignais ma limite. Un soir, je croisais ma nourrice qui pleurait toutes les larmes de son corps : son fils venait de se faire tuer par le maître pour cause de marronnage. Ce fut la première fois que j’entendais le mot : je ne sus que plus tard ce qu’il signifiait. La liberté… ce mot sonnait dans ma tête comme un chant angélique. Chaque soir je priais ma petit Vierge Noire, la suppliant de me libérer de ma prison.
Ce matin-là, je me levais comme d’habitude pour aller aux champs. Le contremaître me mena plutôt à la remise à bois, l’hiver austral s’installant un plus tôt cette année. Pas qu’il fasse froid mais les maîtres sont fragiles comprenez. Je me mets donc à fendre le bois. Une petite fille blonde et blanche apparaît près de la remise. Je lève les yeux et reste subjuguer par elle : si blanche, aux cheveux si clairs… Je n’avais jamais vu un être comme elle. Elle me voit, se met à hurler et cours vers la résidence principale. Je suppose qu’elle aussi n’avait jamais vu quelqu’un comme moi. Je hausse les épaules et me remet au travail.
J’ai quatorze ans. Je suis dans ma case après une dure journée de labeur. J’entends des cris dehors, des chiens qui aboient. Le contremaître passe de case en case afin d’en sortir des jeunes hommes comme moi. Et j’en fais parti. Je ne sais pas où on m’emmène. Il est tard et je suis épuisé. On nous met à genoux, j’entends le galop d’un cheval. La voix du maître (je ne l’ai entendu que deux fois dans ma vie mais je me rappelle très bien de son timbre). Quelqu’un me dire sur les cheveux, m’obligeant à lever la tête.
« Celui-là fera l’affaire. »
« On va bien s’occuper de toi » me chuchote le contremaître d’un air sadique. Je ne comprends pas ce qui se passe. On m’enferme dans un cachot noir, j’entends même les rats qui se faufilent. La porte s’ouvre, je vois le maître qui s’avance : il me bat avec un bâton. Je ne sais pas pourquoi il fait ça. Puis ce sont plusieurs hommes qui arrivent et me rouent de coups. Je peine à respirer. Ils reviennent plusieurs fois. Je prie ma petite Vierge Noire pour qu’elle me sorte de ce mauvais pas. Enfin, la porte se referme et ne s’ouvre plus. Je ne suis que douleur. Dans mon impuissance, je ne pense qu’à une chose : m’enfuir.
Plus le temps passe, plus ma résolution s’affermit. Plusieurs fois, j’ai été amené dans ce fameux cachot où les hommes blancs venaient me frapper par plaisir. Petit à petit, je mets en place mon plan. Je sais que les marrons partent vers la montagne mais ils n’osent pas s’enfoncer plus loin dans la forêt. Je compte aller plus loin qu’eux : se faire attraper c’est risquer la mort. Le matin de mon départ, je prépare mes affaires : dans un vieux sac je mets deux épis de maïs que j’ai épargné au prix d’un gros effort, mon écuelle en bois et ma toile de jute qui me sert de couche. Je n’oublie surtout pas ma statuette de la Vierge Noire que je continue de chérir malgré tout. Je m’en vais aux champs pour la dernière fois.
Le soir venu, j’attends voir si le contremaître vient me chercher pour aller au cachot. Non, pas cette nuit, mes prières ont été entendues. Je me lève et part le plus silencieusement possible. Le chien à l’entrée du village aboie mais n’éveille personne. Je me mets à courir, je traverse le champ et arrive à l’orée des bois. Il y fait très noir et humide : je n’abandonnerai pas, plutôt mourir dans cette forêt que dans ce cachot. Je m’enfonce dans la noirceur suintante de ma liberté nouvelle.
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