Partie 1

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C’était une nuit claire. Aucun nuage ne se profilait à l’horizon trop cerné de hêtres pour être contemplé. Un brin d’humidité ruisselait de l’herbe reflétant l’éclat du satellite naturel. Dans cette dense végétation ne se baguenaudait aucun animal, sauf quelques êtres particuliers. Une espèce se pensant supérieure. Ces quidams-là privilégiaient la sérénité d’un lieu niché loin des immenses cités qui contribuaient à leur grandeur.

Une pancarte en bois oscillait au-dessus d’une porte voûtée. Une inscription rouge écarlate s’y lisait encore : Au breuvage coulant. D’aucuns se doutaient qu’une telle bâtisse, amoncellement de vétustes pierres et de fenêtres archaïques, abritaient assez de boissons et de lits pour y séjourner de façon décente. Nul ne prêtait attention aux lierres dévorant les murs et à la cheminée trop grande par rapport au toit. Il s’agissait juste d’une auberge tranquille, simple. Ne s’y déroulaient que la quête du rassasiement et du repos.

Justement, ce soir-là, deux personnes y allèrent. Ni des pèlerins, ni des égarés : chacun provenait du milieu auquel l’établissement s’était habitué. Ils poussèrent la porte en-dessous d’une fine embrasure, et le grincement émis se propagea à travers tout le plancher. Au centre des regards fureteurs, à l’entrée de la salle principale, la paire d’individus découvrait l’auberge en même temps que sa clientèle.

Riss Oiri, capitaine de la garde de Virmillion, arborait un sourire guilleret dès ses premiers pas. Cet homme trentenaire se pavanait dans une cuirasse brillante d’où flamboyait le symbole de la capitale. Peu de personnes auraient pensé qu’un garde d’allure juvénile se fût issu si haut dans la hiérarchie, mais son équipement écartait toute autre interprétation. Sa taille moyenne et son gabarit n’intimidaient personne au contraire de son épée en acier calée sur sa dossière. Une arme dont il n’avait pas l’intention de se servir dans un lieu si chaleureux.

Blitherina Akathan, sa partenaire, exposait une mine acariâtre dès ses foulées initiales. Cette femme trentenaire avançait dans une sobre armure d’où luisait légèrement le symbole de la capitale. Beaucoup de personnes avaient deviné qu’une garde de sa stature jouissait d’un excellent grade. Son abondante chevelure brune était nouée en une épaisse tresse, laquelle descendait sur sa dossière et côtoyait sa fidèle épée affûtée. Sa grande taille et sa forte musculature déconcertait quiconque croisait son regard d’un azur vif. Ses yeux étaient une arme plus tranchante que celle dont elle espérait ne pas se servir.

Tous deux avançaient à une cadence similaire vers une même destination. Parfois, leurs yeux exploraient la salle, tantôt avec circonspection, tantôt avec euphorie. Chacun de leurs pas crissait sous le sol poussiéreux où quelques objets pouvaient se dissimuler sous les interstices. Une pièce basique selon eux : ni très belle, ni très propre, elle reflétait l’absence d’histoire d’un lieu où l’être humain remplissait ses besoins primaires. Une dizaine de tables se répartissait inégalement, autour desquelles la clientèle s’isolait dans la lumière vacillante.

Riss et Blitherina dédaignèrent ces individus dans un premier temps. Seul leur importait le comptoir au fond de la salle. Tandis que Riss s’y précipita, attiré par les bouteilles de rhum et de vin qui s’y trouvaient, Blitherina fronça les sourcils face à celle qui les conservait telles des denrées précieuses. Ce pourquoi elle grogna lorsque son supérieur s’installa sans subtilité sur le tabouret.

— Tavernière ! s’esbaudit-il. Quelles sont vos meilleures boissons ?

Le capitaine se heurta d’abord à un silence. La femme interpellée leva à peine les yeux, Riss en écarquilla les siens. Il cherchait de quel pied danser avec elle, aussi les fit-il osciller faute de mieux. La responsable des lieux ne ressemblait en rien à ses homologues du pays. De nombreux plis parcheminaient son visage déjà greffé d’un cache-œil noir. Contrastaient alors ses mèches argentées aussi lisses que son tablier propret. Son regard se sévit à l’approche des deux gardes alors que sa petite taille et sa maigreur la décrédibilisaient quelque peu.

— Mon gars, siffla-t-elle d’une voix rauque, je ne suis pas une tavernière. Tu as lu l’enseigne avant de rentrer ou quoi ? Je suis une aubergiste ! Tu m’appelles Gharest. Comme les autres, en fait.

En riposte à son attitude, Blitherina fracassa son poing sur le comptoir, manquant de faire chuter tragiquement les bouteilles conservées au-dessus.

— Tu t’adresses à lui sur un autre ton ! vociféra-t-elle. Il est le capitaine de la garde de Virmillion ! Traite-le avec le respect dû à ton rang, tavernière !

Aucune frayeur n’ébranla la sérénité de Gharest malgré ses oreilles bourdonnantes. Elle poursuivit sa tâche complexe consistant à nettoyer une chope argentée pendant que Blitherina s’installait en grommelant.

— C’était une mauvaise idée de venir ici, chuchota-t-elle à l’intention de son ami. Franchement, cette auberge, je ne le sens pas. Les clients t’inspirent confiance ?

— Arrête de t’inquiéter ! s’amusa Riss en tapotant son épaule. Regarde autour de toi : les clients se contentent de boire et de discuter entre eux, comme dans toutes les auberges. Il n’y en avait pas d’autres des lieux à la ronde ! Tu te raidis trop, Blith ! Détends-toi un peu, c’est notre permission !

— Justement, c’est ça qui…

Un autre fracas se produisit. Gharest venait de caler ses coudes sur le comptoir et offrit son plus beau sourire à ses invités.

— Qu’est-ce que je vous sers ? proposa-t-elle, débordant d’allégresse.

— Attendez un peu ! rechigna Blitherina. Que vous meniez votre petite affaire au fin fond de la campagne, je veux bien. Mais où sont les cuisiniers, les serveurs ?

— Il n’y en a pas, déclara l’aubergiste sur un ton sérieux. Je m’occupe de tout moi-même. Autant avouer que les prix sont à négocier…

— Et vous parvenez à entretenir un établissement tel que celui-là ? Permettez-moi d’en douter…

Le dialogue s’interrompit quand Riss flanqua un coup de coude sur les côtes de son partenaire. Un grincement de dents contint la douleur du choc de ses os contre l’acier.

— On dirait que tu rentres dans une auberge pour la première fois ! se gaussa-t-il. Cette paranoïa ne te conduira à rien !

— C’est cette paranoïa qui m’a permis de protéger la capitale, rétorqua la garde.

— Je vois que tu es fouineuse, constata Gharest. Mes affaires se portent bien, soyez-en assurés ! Les voyageurs s’arrêtant dans mon humble demeure ne sont pas seulement des pécores…

Ce disant, l’aubergiste pointa avec prestesse une table dissimulé sous l’ombre du coin de la salle. Deux hommes y partageaient un verre : l’un brillait dans la pénombre partielle, l’autre s’y fondait parfaitement. L’un portait une moustache lustré ainsi qu’une écharpe couleur émeraude. La poudre constellant sa figure l’aidait à luire, mettant en exergue sa chevelure bien coiffée, sa redingote bleue et ses multiples bagues. L’autre arborait une hirsute barbe noire aussi épaisse que les touffes surmontant son crâne. Une veste brune amplifiait sa silhouette musculeuse alors que son regard s’attardait sur des détails anodins.

— Ceux-là sont des nobles, indiqua Gharest, même si l’un tente de le cacher. Le plus raffiné s’appelle Daeron Terendil. Le gaillard robuste n’est autre que son frère jumeau, Tukam Terendil.

— Quelle coïncidence ! s’exclama Riss. J’ai récemment discuté avec leur père de la gestion de la sécurité de Virmillion. Combien y’avait-il de chance qu’on les rencontre exactement au même endroit, le même jour ?

— Je ne crois pas au hasard…, maugréa Blitherina. Les Terendil ne m’ont jamais inspirée confiance, ils sont sûrement venus ici pour un but précis. Ce ne sont pas les seuls riches peuplant l’auberge, n’est-ce pas ?

Bien que son regard transperçât la lueur dans laquelle baignait l’auberge, Blitherina s’efforça d’examiner ses cibles avec discrétion. En face des nobles étaient installés deux autres personnes. Riss haussa les sourcils en s’interrogeant sur leur identité. Une femme, habillée avec simplicité, sirotait en silence le contenu de sa chope. Ni son chemisier en lin, ni son pantalon gris n’extériorisaient la moindre richesse, mais son bonnet noué autour de ses franges châtaines la renfermait dans une catégorie sociale bien définie. Une impression renforcée par la présence d’un garde du corps. Ce dernier mâchait un quignon de pain gris avec nonchalance tout en tapotant par réflexe son épée. Son plastron peinait à briller dans l’éclat variable nonobstant sa barbe blonde taillée. Forte de ces nouvelles informations, Blitherina se retourna vers le comptoir d’un plissement d’yeux.

— Tout le monde essaie de se cacher, murmura-t-elle. La femme est plus riche qu’elle ne veut bien le montrer.

— Bien vu, confirma Gharest. Sauf qu’elle n’essaie pas de se cacher. Il s’agit de Lehaxa Aluste, une riche marchande itinérante. Le commerce du grain est sa spécialité : elle est dans son milieu.

— Elle peut donc tourner sa situation à son avantage… Pourquoi son nom me dit quelque chose ?

— Je ne sais pas, commenta Riss, par contre, le garde du corps aurait pu trouver mieux !

— Tu parles de Geyrold Nibel ? demanda l’aubergiste. Lui n’a rien à raconter… en public, du moins.

— Je n’aime pas trop les gardes du corps. Il n’y a aucun honneur à protéger une seule et unique personne. Tu n’es pas d’accord, Blith ? Ces gens-là ne valent pas mieux que des mercenaires ! Alors que nous, c’est différent ! Telle une milice, nous protégeons toute une population !

— Souvent au détriment nous-mêmes…, marmonna la garde. Les riches préfèrent voyager à deux, mais les autres… Quelques tables sont peuplées par une seule personne.

Gharest devina que Blitherina faisait référence à trois inconnus dispersés sur l’espace disponible. Une d’entre eux correspondait à un idéal moins flatteur : une mauvaise odeur émanait de son haleine et de ses dessous de bras. Aucune boisson ne se déversait dans sa gorge, au lieu de cela, des herbes vertes et rouges de provenance dubitable salissaient sa table. Peu honteuse d’être affublée d’une vieille broigne en cuir, ses cheveux noirs mal coiffés et son visage entaché ne plaidaient guère en sa faveur. Blitherina l’étudia un peu, beaucoup, puis son expression s’assombrit. Un ricanement de son hôte l’empêcha de se lever.

— Hé ! interpella le capitaine. Que t’ai-je dit sur la détente ?

— Impossible…, grogna Blitherina. Tu reconnais ce symbole ? Cette femme appartient à l’armée de Carône !

— Tout juste, dit Gharest. Cerille Dew pour vous servir ! Quand elle était encore… en état, elle m’a racontée qu’elle prenait aussi sa permission avec ses amis aux mœurs particulières. Elle s’est perdue dans les bois et s’est réfugiée ici.

— Une honte pour notre nation… Elle doit obéir à son devoir, bon sang ! Ce qu’elle fait n’est même pas légal ! Et vous n’êtes pas censée l’accueillir à bras ouverts, tavernière !

— Mon auberge obéit à mes propres règles, précisa Gharest. À votre avis, pourquoi êtes-vous entourés d’autant de citoyens de haut rang ? Moi, je viens juste de la campagne, j’ai bâti cet endroit de mes mains ! Alors laissez-moi le mérite de représenter l’autorité. Je vous offre le gîte, de quoi boire et de quoi manger. Ça me place au-dessus des autres, non ?

Un duel de regards aurait pu débuter entre Gharest et Blitherina si Riss ne s’était courageusement interposé.

— Pas de bagarre ! implora-t-il. Nous sommes venus en amis, non ? Disons que Blitherina a soif. C’est bien beau de présenter les autres clients, mais si je ne peux pas boire avec eux, je m’en fiche un peu !

— Moi, j’ai soif ? s’irrita sa partenaire. Tu es le plus grand amateur de bière parmi nous deux !

— De bière ? s’émerveilla Gharest. Il se trouve que je possède trois fûts d’une merveilleuse bière blonde dans ma cave ! Je vous en apporte ?

— Et comment ! accepta le capitaine en toute alacrité. Une chope pour mon amie et moi, s’il te plaît !

Ainsi Gharest se précipita vers son plus fondamental devoir, deux chopes vides dansant dans ses bras.

Le mutisme faillit s’abattre. Néanmoins, entre les bruissements, murmures et sifflements, les deux gardes obtinrent peu la paix escomptée. De surcroît, Blitherina s’aperçut vite que son hôte n’avait pas décrit l’ensemble de la clientèle présente. Entre la femme encapuchonnée cachée dans le coin opposé de la salle et l’homme à la veste multicolore diaprant des teintes primaires, tous les éléments s’assemblaient pour susciter sa méfiance.

— On ne devrait pas rester ici..., suggéra Blitherina.

— Arrêtez de chuchoter ! hurla une voix stridente. Je vous entends depuis tout à l’heure !

La main de la garde vola à son épée pendant qu’elle cherchait promptement la responsable d’une telle provocation. La coupable toute désignée se situait à l’autre bout du comptoir : une femme d’âge moyen et d’apparence quelconque y était vautrée, sa main glissant sur sa chope à moitié vide.

— Qui es-tu ? interrogea Blitherina avec sévérité. Réponds !

— On se calme…, tempéra la concernée en tanguant sur sa chaise. Je suis… Nada Blian, je crois… Ici, il n’y a que des gens exceptionnels, sauf moi…

Elle hoqueta mais parvint à garder son emprise sur le don issu du brassage. Un geste troublant qui attira l’intérêt du capitaine.

— Amatrice de bière, à ce que je vois ! se réjouit-il. Je propose de trinquer ensemble dès que l’aubergiste nous apportera ce breuvage exquis !

— Ça se voit à sa tête, rabaissa Blitherina. Une ivrogne… Je parie que tu vogues de taverne en taverne sans exercer de métier, que tu participes à des bagarres et que tu reluques les serveurs avec vulgarité !

— Pas vraiment…, dit Nada. J’aime l’alcool, oui, parce que ça me permet d’oublier… Je ne suis pas une voyageuse, moi, je suis une cliente régulière ! Je viens presque chaque jour ici… Je crois. J’avais un métier avant, je ne me souviens plus duquel…

— Lamentable. Tu arrives à peine à articuler. Heureusement qu’on s’est bien débrouillé dans la vie, Riss, sinon on aurait pu finir comme elle.

— Peut-être que c’est mieux ainsi ! s’écria Riss. Aucun problème dans sa vie, elle se limite à l’essentiel !

Un nouveau choc résonna dans la salle. Il résultait de l’ouverture de la trappe, un écho des heures sombres qu’avaient vécu certains. Gharest en émergea : elle soulevait par les hanses deux chopes débordantes de mousse. Un sifflement aigu accompagna son retour, agressant les oreilles des détracteurs d’une telle mélodie. Avant de tendre l’exquise boisson à ses nouveaux clients, l’aubergiste attrapa un couteau étrange, le plaça au-dessus des contenants et se débarrassa de la mousse excessive dans un angle incliné. Une suite d’actions dont elle était habituée, au contraire de Blitherina, encore perplexe.

— Qu’est-ce que vous venez de faire ? questionna-t-elle.

— On voit que tu n’es pas spécialiste ! railla son collègue. Couper la mousse en trop permet de relever le goût, ou quelque chose du genre ! À ta santé, Blith !

Gharest flanqua un clin d’œil et inaugura la défaite de la soif. Ni une, ni deux, la paire de chopes s’entrechoqua, mais Riss fut le seul à ingurgiter le breuvage. Par grandes gorgées et déglutitions mélodieuses, il lui fallut une poignée de secondes pour vider toute sa bière. Il la déposa aussitôt sur le comptoir.

— Délicieux ! jubila-t-il. Je ne te connais pas vraiment, aubergiste, mais tu peux être fière de ta binouze !

Une nuance de déception distordit ses lèves lorsqu’il aperçut la chope pleine de Blitherina.

— Goûte-la donc, partenaire ! incita-t-il. Tu peux te fier à moi, non ?

— Ce n’est pas de toi dont je me méfie…, dit Blitherina.

Au lieu d’étancher sa soif, la garde balaya de nouveau la pièce du regard, s’attardant sur chaque personne installée céans, même les mieux cachées. Une contemplation longue d’une bonne minute au cours de laquelle Riss insista à plusieurs reprises pour la faire déguster sa bière. Sans succès.

— Nous sommes onze, s’avisa-t-elle. Dix clients et une tavernière. Un nombre symbolique…

Luttant pour ne pas toucher son épée, Blitherina voulut prendre sa chope, mais un gargouillis incongru retentit à côté d’elle. Riss toussait à répétition, entraînant la disparition de son sourire.

— Tout va bien, Riss ? s 'enquit-elle. Tu n’as jamais été dans cet état après avoir bu une seule bière !

— Mais oui ! rassura le capitaine. J’ai juste… un peu de mal à…

Riss chuta de son tabouret. Son visage blême, sa convulsion hasardeuse et son expression d’horreur paraissaient anodins en comparaison du mal qui le rongeait littéralement. De la bave dégoulina de sa bouche, puis du sang en rejoignit à foison, jaillissant telle une fontaine. Son plastron cessa de briller tant il fut corrodé tout entier : un trou béant se forma en plein torse de l’agonisant. Sa peau fondit, sa chair aussi, mais par bonheur, ses intestins résistèrent. De la fumée enveloppa les organes tout frais remuant encore de nombreuses secondes. Même après que le vaillant capitaine Riss Oiri eût rejoint le repos éternel.

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