Partie 4

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— Aidez-moi ! gémit la marchande désemparée. Mon fidèle garde du corps devient fou !

Un grognement s’échappa de la bouche du concerné. Essayant la conciliation, Blitherina progressa de plusieurs pas et abaissa son arme, une attitude qui en surprit plus d’un.

— Vous êtes déchaînés, ce soir…, déplora Gharest.

— Reste calme, Geyrold Nibel, suggéra-t-elle. Nous ne sommes pas obligés de répandre encore le sang.

— Tu connais mon nom, mais tu ne sais pas ce que j’ai vécu ! brailla le garde.

— Encore ce refrain ? C’en devient lassant…

— J’en ai assez d’être enfermé dans cette auberge ! Ouvrez cette porte, tout de suite !

— Mon gars, tu n’as rien pigé ! contesta Tukam. On ne peut pas sortir de cette auberge !

— L’un d’entre nous a emprisonnés ici. Qu’il se dénonce et qu’il m’ouvre la porte !

Blitherina faillit brandir derechef sa lame mais se rétracta quand le crochet se rapprocha de la douce peau de la marchande.

— Ma parole, vous vous y mettez tous ! s’écria-t-elle. Quel intérêt as-tu à menacer celle que tu es censé défendre ?

— La vie de cette bourge n’a aucune valeur à mes yeux ! proclama Geyrold. Je la tuerai, je le jure !

— Allons, Geyrold ! tenta d’apaiser Lehaxa, trémulant jusqu’à l’os. Je sais que je t’ai engagé parce que tu tombais à pic et parce que tu représentais le meilleur rapport entre la qualité et prix… Mais je m’attendais à plus de loyauté.

— La loyauté nait du respect et on n’en a manifesté aucun à mon égard !

— Mais on ne prête jamais attention à toi !

— C’est ça, le problème ! Savez-vous qui j’étais avant de m’abaisser à cette besogne ? Je suivais une formation d’érudit ! Partager les savoirs, les recenser dans des énormes livres, voilà qui me promettait un avenir brillant. Sauf que j’étais issu d’un milieu modeste ! Et moi, naïf que j’étais, j’avais cru pouvoir me hisser dans la hiérarchie ! Bien sûr que non… Pour être heureux dans cette société corrompue par ce fléau qu’est l’argent, il faut soi-même en posséder beaucoup ! Je l’ai appris à mes dépends. J’aspire maintenant à un nouveau but : éliminer un maximum de riches. Quoi de mieux que de me faire passer pour les protecteurs avant de les poignarder dans le dos au moment venu !

Geyrold cracha la moitié de sa salive tant il était peu habitué à déblatérer autant. Bien que les autres clients l’eussent écouté à pleines oreilles, son discours les laissa de marbre, en particulier Gharest.

— Grossièrement résumé, commenta-t-elle, tu veux juste tuer cette marchande. Lehaxa est donc plus riche qu’elle n’y paraît. Ça rapporte, de vendre des grains !

— Arrête de te moquer de moi ! s’égosilla le garde. Tu crois que ma vie a été facile tous les jours ?

— Apparemment non. Mais moi, je suis loin d’être riche et mon existence me convient très bien ! Tu prends ton cas pour une généralité et tu rejettes la faute sur la société. Elle n’est pas parfaite, je l’admets. Est-ce une raison pour recourir au meurtre ? Ce n’est pas très malin de te dévoiler ici, en plus…

— Ça suffit !

Blitherina usa des échanges verbaux pour se rapprocher lentement mais sûrement. L’épée dressée contre l’adversité, sa patience avait atteint ses limites.

— Je suis d’accord, provoqua-t-elle en haussant le ton. Tu vas lâcher Lehaxa tout de suite, ou sinon je te fais avaler ton crochet !

— Tu ne me fais pas peur ! brava Geyrold. Tu as abandonné ton âme pour servir les riches ! Toi comme Riss, vous ne valez pas mieux l’un que l’autre !

— Je t’interdis de souiller la mémoire de Riss ! Tu n’as rien compris au métier de garde, imposteur !

S’ouvrait l’occasion de trancher dans le vif. Geyrold recula encore, entraînant Lehaxa avec elle, son crochet scintillant sous la lueur de la salle.

— Si tu me tues, prévint-il, tu devras compter deux cadavres supplémentaires !

— Mon avis importe aussi ! affirma Lehaxa. Si tu ne me protèges plus, je me protégerai moi-même !

Sur ces mots profitant de l’ouverture, la marchande planta ses canines sur le cou nu de son défenseur. Une gerbe de sang jaillit dans sa figure sans la gêner pour autant. Geyrold poussa un hurlement déchirant alors qu’un autre orifice semblait émerger dans les extrémités de la vie. Son crochet glissa des mains mais ne tomba pas à terre : Lehaxa le récupéra et troua son œil gauche. Geyrold vacilla, déstabilisé, incapable de tenir sur ses deux jambes. Assez dérangeant pour sa protégée qui, non sans peine, souhaitait achever ce qu’elle avait commencé. Aussi l’agrippa-t-il par l’épaule gauche pour s’occuper de son œil droit. L’argent se nourrit de sang, la cécité accueillit un nouvel adepte et Lehaxa se découvrit une force insoupçonnée.

— Il est temps de tirer un trait à cette histoire d’argent ! rugit-elle.

Trois poches vermeilles libérèrent le surplus de sang de Geyrold. L’une d’elles constituait une ouverture idéale pour la marchande qui s’empara de l’opportunité. D’inintelligibles jurons jusqu’aux borborygmes, le garde du corps perdit la possibilité d’utiliser sa langue tranchante. Et tandis que sa géhenne montait vers son paroxysme, sa protégée agrandit le trou de sa gorge pour y enfoncer le crochet en profondeur. Les pores de sa peau expulsèrent davantage de chaleur excessive pendant que sa glotte savourait les délices de l’air extérieur.

Des mains froides et étrangères se renfermèrent sur le larynx de Geyrold. D’abord calé dans sa gorge béante, l’organe fut extrait avec vigueur et s’enroula dans la profusion de fluide vitale qui arrosait son corps écharpé. Nul regret ne plissait le faciès entaché de Lehaxa, en revanche, ses mouvements ralentirent à mesure que le larynx se refermait dans son poing. Geyrold émit un dernier son, à peine distinct, proche d’une vibration, puis il s’effondra sur sa cliente.

Lehaxa se heurta à sa lenteur, comble du malheur. Elle bascula à plat ventre sur le plancher et son garde du corps, plus lourd, la coinça dans cette incommode position. Sur son dos reposait Geyrold Nibel de son faux nom, massacré dans l’exercice de ses fonctions.

— Maintenant que je suis tirée d’affaire, dit-elle, vous pouvez me libérer ?

Le sauvetage tant attendu ne survint pas. Lehaxa avait beau cogner le sol, nul ne se déplaçait pour se porter à son secours. Peu encline à se rapprocher de Geyrold, elle supportait à peine les gouttes de sang qui glissaient de ses arcades sourcilières et entachaient son bonnet. Une moue délatrice étendit ses lèvres tandis qu’elle jaugeait les autres personnes.

— Qu’est-ce que vous attendez ? s’impatienta-t-elle. Je ne suis pas la dernière des chétives, mais quand même, il est trop lourd pour moi !

— C’est que…, souffla Daeron. Qu’il y ait légitime défense, je concède. Sauf que tu viens de massacrer violemment ton garde du corps et que cela semble ne pas te choquer.

— Je ne vois pas ce que tu racontes ! s’exclama Lehaxa, secouant la tête pour dégager le sang sur ses cheveux.

— Comment je vais nettoyer tout ça…, soupira Gharest. On n’est pas sorti de l’auberge…

Tout instant sans commentaire de Blitherina offrait du répit à la marchande. Il lui suffit de ne pas croiser son regard, de ne pas s’agiter outre mesure. Sur le plancher où la garde marchait, des couinements dissonants sifflèrent parmi la kyrielle de grincements. Blitherina amena la main à son menton, s’interrogeant sur leur origine.

— Ainsi Geyrold te considérait comme riche, se rappela-t-elle. Très riche. Impossible qu’une marchande de grain puisse autant gagner sa vie. Mais tu occupais un autre rôle, au départ, je me souviens… Lehaxa Aluste, tu es issue d’une famille bourgeoise, n’est-ce pas ? Ton nom est une anagramme de « Eustal ».

Lehaxa acquiesça d’abord, fixa les nobles ensuite et laissa finalement couler des larmes. De rudes réminiscences frappèrent son esprit. Elle s’attendait à ce que blâmes et remarques fusassent, mais il n’en fut rien.

— Et pas n’importe laquelle…, révéla-t-elle. Le nom « Eustal » avait beaucoup résonné dans le pays il y a quelques années. Ma famille était très influente dans la ville frontalière de Daulten. S’occuper de toutes les transitions commerciales entre Carône et l’Ertinie y aidait beaucoup… Certains nous accusaient de privilégier l’Ertinie à Carône. C’était un peu vrai, mais amplifié par les rumeurs. Forcément, une telle position entraînait la jalousie…

— D’où l’assassinat de votre famille, se souvint Blitherina. Bon sang, comment j’ai pu oublier votre nom !

— Parce que vous ne vous souciez pas de ce qui arrive au-delà de votre foutue capitale ! Et il ne s’agissait pas d’un simple assassinat… Tous ces invités que mes parents avaient conviés, ils n’ont aucune pitié pour eux ! Le poisson qu’ils avaient apporté contenait du poison ! Ma mère, mon père, mes frères, mes sœurs, mes cousines, mes cousins, mes neveux, mes nièces, tous étaient morts la matinée suivante !

— Et pourquoi tu n’es pas morte ?

— Je n’aimais pas le poisson, donc je n’en ai pas mangé.

— Assez logique, en effet…

— J’ai dû m’enfuir pour survivre, adopter un nouveau nom, me reconvertir… Et les coupables de ce massacre étaient tellement nombreux que je n’ai jamais su tous les retrouver…

— Je comprends mieux… Merci de t’être dévoilée.

— Dévoilée ? Attends, tu me crois coupable ?

— Tu es déjà coupable d’un meurtre de sang-froid, pourquoi pas de deux ? Je doute que tes grains soient véritables… Quoi de mieux que de venger l’empoisonnement par l’empoisonnement ? Tout converge vers toi.

— Je n’ai pas tué Riss Oiri ! Ton acharnement commence à exaspérer tout le monde !

Lehaxa aurait pu regretter sa réprimande si la porte latérale n’avait pas claqué. Narloi surgit, Blitherina leva les yeux, les autres l’imitèrent. L’alchimiste se tenait contre le mur tout en haletant, sa sueur brillant sur son crâne chauve.

— Je suis désolé, s’excusa-t-il. Je n’ai pas retrouvé la femme encapuchonnée. Pire encore, Nada et Cerille ont disparu de ma vision.

Blitherina se redressa de toute sa stature, comme si Lehaxa n’existait plus à ses yeux. Ses poings se plaquèrent contre ses hanches comme elle plissait les paupières.

— Une fausse piste depuis le début ! fulmina-t-elle. Tukam, Daeron et Lehaxa étaient les suspects idéaux, mais même s’ils ont du sang entre les mains, Nada et Cerille ne doivent pas être innocentes non plus.

Elle interpella chacune des personnes se tenant encore debout.

— Vous tous, suivez-moi ! sollicita-t-elle. Justice va être rendue, nul n’y échappera !

Par contrainte ou par envie, Tukam, Daeron et Gharest se conformèrent à l’ordre de la capitaine. Tous rejoignirent Narloi qui allait entamer une seconde recherche à peine la première achevée. Une fermeture de porte supplémentaire et Lehaxa se retrouva esseulée dans la salle principale, quoiqu’en compagnie de deux cadavres. Une condition à laquelle elle s’habitua avant de s’en lasser une longue minute plus tard.

— Ils m’ont abandonnée ! se lamenta-t-elle. Dire la vérité n’apporte pas beaucoup d’alliés… Et j’ai bousillé le seul qui pouvait prétendre encore au titre.

Lehaxa souhaitait s’épanouir dans une telle sérénité, mais à force de percevoir autant de fracas, ses oreilles se mirent à vibrer. Elle se lassa de contempler ce plafond si terne en comparaison de tout ce qui l’entourait.

— De la sécurité ! s’écria-t-elle. Je risque ma vie dans les parages ! Si je poireaute ici, je suis condamnée. Si je les rejoins, ce ne sera pas vraiment mieux. Par contre… Je pourrais me réfugier dans la cave de l’auberge ! Personne ne me viendra me trouver là !

Avec les brillantes idées devaient suivre l’initiative. Seulement, la dépouille de Geyrold la gênait quelque peu. Une technique inventive lui permit de s’en extraire : elle attrapa ses épaules, consuma force et vigueur et parvint à dégager sa carcasse sur le côté. Ses vertèbres furent soulagées, ses cuisses secourues, sa nuque détendue. Certains de ses muscles craquèrent quand elle bondit, mais rien pour altérer son énergie.

Se mouvoir à nouveau représenta une aubaine. Étendre ses membres, bomber le torse, se dresser sur le pointe des pieds, tout pour récompenser son corps pour avoir supporté autant de minutes le poids de la franchise. Sur son élan, elle évita de trébucher sur les flaques de sang et de bière, escalada le haut comptoir et, après moult efforts, parvint à ouvrir la trappe.

La transition entre lumière et obscurité s’effectua avec douceur. Des chandelles striaient le mur de pierre sur lequel de charmantes araignées s’étaient établies. Bien qu’elle descendît prudemment les marches, Lehaxa avait l’impression que chaque pas accentuait ses frissons. Des volutes de poussière tourbillonnaient autour d’elle tandis qu’elle découvrait l’une des merveilles de l’humanité : trois fûts de bière trônaient au fond de la cave. La marchande n’y prêta pas plus attention que cela, d’une part car elle était déjà désaltérée et d’autre part car leur intégrité n’était plus certifiée.

Lehaxa ignora donc le breuvage pour s’adosser contre un mur. Aucun arthropode ne lui grattait le dos : elle pouvait se mettre à l’aise autant qu’elle le désirait. Un engagement solennel auquel elle s’adonna aussitôt.

— Voilà ! se félicita-t-elle. Personne ne viendra me déranger ici ! Il ne me reste plus qu’à attendre toute la nuit et je repartirai le lendemain ! Enfin, non, je dois m’assurer qu’il sera mort… Mon allié est plus proche de lui, il s’en occupera !

Lehaxa expira un soupir de soulagement. Tout allait bien. Hormis les araignées bondissant d’un interstice à l’autre. Hormis la lueur incommodante issue de l’ouverture qu’elle avait oublié de refermer. Hormis le remugle mêlé à l’odeur du breuvage exquis. Il ne s’agissait que de vétilles aisées à ignorer.

Difficile, en revanche, de faire fi des secousses qui ébranlèrent la cave. Lehaxa perdit l’équilibre : le mur derrière elle se sépara en deux, se fendant dans un couloir plongé dans un noir complet. Ces ténèbres étaient dissimulées sous l’éclat d’une auberge chaleureuse et révélèrent une silhouette encapuchonnée. Elle l’emmena rejoindre cet obscur milieu.

Dans la cave, personne ne l’entendit hurler.

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