Partie 5

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Une aubergiste et quatre clients s’étaient engagés dans les couloirs. De multiples chambres se déployaient devant eux et ils ne savaient laquelle visiter en premier. Trop de temps avait déjà été perdu en tergiversation : une fois n’était pas coutume, Blitherina prit la situation en mains.

— Mieux vaut se séparer ! décida-t-elle. Je n’ai pas envie de fouiller toutes les chambres à leur recherche. Gharest, accompagne-moi, nous partons à droite ! Narloi, Daeron, Tukam, partez à gauche ! Heureusement que tu as bâti un endroit bien symétrique, tavernière !

— Je suis aubergiste ! corrigea Gharest. Et je n’ai pas bâti cet endroit, je l’ai juste récupéré !

Malgré la mésentente, les deux femmes sprintèrent dans la direction convenue, abandonnant les trois hommes à leur sort. Ceux-ci s’interrogèrent, les bras ballants, sur la meilleure méthode pour retrouver les personnes disparues. D’emblée, Daeron noua son écharpe et inspecta chaque élément du décor afin de ne rien louper.

— Cette séparation relève du sectarisme et de la discrimination, jugea-t-il. Comment allons-nous nous protéger ? Quoi qu’il en soit, j’ai tendance à me méfier. On nous impose de sauver ces gens. La question se pose alors : souhaitent-ils vraiment être secourues ?

Ni son jumeau, ni l’alchimiste ne daignèrent lui répondre, si bien qu’il se plaça à la tête du trio en méditant là-dessus. L’exploration paraissait simple : elle consistait à fouiller chaque chambre jusqu’à retrouver les personnes concernées. Foulant le plancher avec précaution, le noble s’occupait lui-même de saisir les poignées et d’examiner les lieux de repos. Le constat se révélait similaire pour toutes : à part une envie pressante de se blottir sous les couvertures moelleuses, ils ne leur inspirèrent pas grand-chose.

Restaient deux portes encore fermées au fond de cette allée qui leur avait semblé interminable. Daeron se gratta la moustache avant de poursuivre. Tukam choisit ce moment judicieux pour se ramener sa hauteur

— On a bien fait de ne pas se séparer, frérot, chuchota-t-il. Il y a des gens dont je me méfie dans certaines auberges. Mon bras me fait encore souffrir le martyr, mais je sais qu’on a encore un espoir de…

Tukam dressa son poing restant par instinct. Quelqu’un, quelque chose, quelque part, avait lancé un objet à leur pied. Cette petite sphère libéra une fumée grisâtre qui arracha de colossaux toussotements aux jumeaux. Ils eurent l’impression de cracher leurs poumons.

— Ça doit venir de la chambre du fond ! beugla Tukam, les iris injectés de sang. Il est temps de le faire payer !

Il lutta contre son absence de vision, contre cette fumée si agressive qu’elle piquait ses narines. Attrapant le bras de son frère bien-aimé, il chargea la porte désignée et la défonça en moins de deux. Lui comme Daeron s’étalèrent sur le sol lisse à défaut d’être confortable.

Au-delà de ses ressemblances avec les autres chambres, celle-ci était pourvue d’une plus large fenêtre ainsi que d’une tapisserie céruléenne jurant dans un établissement aussi modeste. Au lieu de s’interroger sur cela, Tukam préféra déclarer ses hostilités aux vitres. L’ultime barrière devant le monde extérieur si merveilleux, si rassurant, si ouvert.

— En vrai, clama-t-il, je m’en cogne de savoir qui est le coupable ! On a des responsabilités, on doit faire honneur à notre père ! La famille Terendil ne restera pas enfermée dans une auberge, peu importe que l’entrée soit bloquée !

Tukam se dirigea férocement vers cette opportunité, aussi mince fût-elle. Prêt à saigner de tout son être, prêt à souffrir pour la survie, il fracassa la vitre de son poing gauche. Des morceaux de verre lacérèrent ses poignets mais il tint bon. Il devait encore agrandir le trou, s’y faufiler, y inviter son frère. Cependant, Daeron n’était pas allé au-delà du seuil de la porte. Il avait repéré une autre petite sphère aux pieds d’une commode. Bien dissimulé sous son ombre.

— Mon bras est coincé ! tempêta Tukam. Je suis piégé ! Daeron, aide-moi !

La solidarité fraternelle perdit de sa superbe, cette nuit-là. Armé d’intrépidité, il ouvrit la porte derrière lui et se réfugia dans le nuage de fumée. Tukam beugla, se répandit en invectives, flanqua des coups de pied à la fenêtre, y fracassa sa tête. Il n’obtint aucun autre résultat que l’endommagement de son corps.

Ainsi fut prouvé une nouvelle fois l’inventivité humaine. La sphère explosa et détruisit tout ce qui trouvait dans la pièce. Détonation forte mais ciblée, murs et portes endiguèrent ses dégâts pour se limiter à l’intérieur. Tukam vit sa vie défiler lorsque la commode et le lit s’effondrèrent en une myriade de morceaux. Le choc l’atteignit et le consuma en une fraction de secondes, le réduisant à une fraction lui-même. Un tel impact sarcla bras et jambes qui volèrent de part et d’autre. Tout son sang jaillissant à profusion rentra cependant en ébullition : la chaleur dégagée outrepassait de loin sa véhémence. Bientôt, sa faculté à respirer fut bloqué par la calcination de ses poumons. Les veines comme les artères de son cœur se séparèrent, se fragmentèrent, expulsèrent tout leur contenu. Le noble revint à son état naturel : un fatras de chair et d’os flottant dans une bouillie de sang et d’organes.

Tukam Terendil trépassa sans assister à la réalisation de son désir : les vitres brisées donnaient désormais accès au paisible milieu extérieur.

Daeron, quant à lui, subit aussi la terrible mais pas de plein fouet. La porte s’était brisée en une pléthore de débris dont le souffle les avait propulsés à travers tout le couloir. Recroquevillé, secoué, il anhélait, toussait. Bien que le noble fût satisfait de s’en être sorti indemne, plusieurs morceaux avait touché son écharpe, ce qui le chagrina des secondes durant. Nulle appétence ne l’animait, sinon la propensionnaturelle de son espèce à la survie. Il n’avait aucune envie de découvrir le cadavre de son jumeau, et de toute manière, il aurait trop de segments à récupérer.

Une voie salvatrice s’offrait devant lui. Il lui suffisait d’y cheminer, de savourer cette liberté retrouvée, de regagner son quotidien dérobé. Néanmoins, plutôt que de foncer tout droit, il vira à droite, là où se présentait la dernière chambre. Inconnue mais intacte.

Daeron appliqua une légère poussée sur le battant, engendrant un grincement, et pénétra avec nonchalance dans le lieu de repos. Cela ressemblait trait pour trait à la précédente à l’exception de la couleur de la tapisserie centrale. Une pièce aseptisée, sans odeur, sans personnalité, sans charme. S’imprégnant de cet environnement, le riche posa un pied sur le revêtement écarlate avant de renifler.

— Il est inutile de te cacher plus longtemps, dit-il. Est-ce que tu t’imaginais pouvoir me piéger ?

Aucune voix ne transperça l’obscurité.

— Ton plan était malin, insista Daeron. Un compliment sincère, vraiment ! Tu étais le suspect idéal et tu as réussi à t’innocenter en gagnant la confiance d’autrui. Une fiabilité dont tu as profité pour abuser de nous. J’ignore si tu es l’investigateur du premier meurtre et je m’en moque. Cependant, je ne suis pas dupe : tu es responsable du décès de mon frère. Et je t’en remercie.

Pas un bruit, rien ne remua autour de lui. Mais Daeron savait que quelqu’un l’écoutait, trémulait, ou au moins, réagissait à ce qu’il débinait.

— Ce serait long à expliquer, reprit-il. J’avouerais simplement que je ne portais pas mon frère dans mon cœur et que je prévoyais de l’assassiner cette nuit afin de préserver l’héritage familial de sa brutalité et de sa stupidité. Non pas qu’il soit le seul à blâmer parmi mes proches… Mais il a commis l’irréparable et sa mort fut à la hauteur de son crime.

Daeron se frotta la moustache, avança d’un autre pas et resserra son écharpe.

— Je ne suis point comme mon jumeau, affirma-t-il. Je défends mes principes quoi qu’il arrive au lieu de me soumettre à la contestable autorité parentale. Aussi, lorsque ma vie est en danger, je dois m’efforcer de la protéger coûte que coûte. Alchimiste, tu as beau avoir un tour d’avance sur nous, tu as oublié un détail : certains se doutaient de ta fourberie. Ton objectif m’apparaît clairement : tu profites qu’une autre personne pose des pièges pour y glisser subrepticement les tiens. Loin de moi l’envie de prononcer des préjugés sur ton métier, mais il semblerait que tu te serves de nous comme tes cobayes pour expérimenter tes créations.

Le noble orienta son regard vers le lit.

— Nous, les nobles, ne connaissons rien de ce monde, donc nous constitutions des cibles adéquates, c’est ce que tu penses ? Ton idée reçue possède un défaut. Vois-tu, je sais reconnaître quand un piège est installé sous un tapis.

Son discours porta ses fruits : Narloi surgit de sous le lit et tenta la fuite. Ce fut un échec cuisant nonobstant sa stature. Daeron agrippa ses mains sur ses avant-bras et le flanqua en face de lui.

— Goûte à ta propre substance ! dit-il.

Le talon gauche de Narloi déclencha le dispositif. Sitôt qu’un trou carré poignit au-dessus de sa tête, il regretta d’avoir choisi cette carrière. De cet interstice afflua un liquide verdâtre d’où de fines particules scintillèrent comme une émeraude. La substance aqueuse coula sur son lisse crâne sur lequel la fumée s’exhala au premier contact. Des hurlements torrides scandèrent l’écoulement de l’acide sur la peau qui fondait, qui se liquéfiait. L’alchimiste aurait espéré une enveloppe charnelle plus résistante ainsi qu’une ossature mieux adaptée. Tout bouillonnait, tout se fluidifiait, conduisant sa charpente aux ultimes retranchements. Bientôt ses cris se distinguèrent des sons humains. Quand les premières gouttes vermiculèrent sa scissure, quand elles désagrégèrent ses lobes, Narloi devint s’apparenta à une barbaque mal cuite, à un être privé de sa bouille. Le fluide coula, encore et encore, déracinant ses mirettes globuleuses, boucanant sa langue, et ne s’arrêtèrent qu’à la mâchoire.

Narloi Toivan enjoliva la tapisserie d’une carnation unique. Si son sang s’adaptait merveilleusement à son environnement, le surplus d’eau et d’acide perforaient le plancher par endroits. Le malheureux bois peinait à supporter de telles sollicitations.

— Un frère mauvais et un alchimiste perfide en moins ! se réjouit Daeron. J’ai accompli mes bonnes actions pour aujourd’hui.

Ce disant, Daeron s’adonna à ce qu’il maîtrisait le mieux : décaniller au plus vite afin de trouver la paix dûment méritée.

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