Partie I - Déni (1.1)
1.1 - Lise Valriez
[Dimanche 6 Septembre, veille de la rentrée scolaire, 9h00 AM]
Lorsque vos parents parviennent à vous décrocher une bourse dans l'un des campus universitaires les plus côtés d'Europe, même s'il s'avère être à côté de Genève et éloigné de presque cinq cents kilomètres de chez vous, vous êtes forcés d'accepter, n'est-ce pas ? J’aimerais pouvoir vous dire que ce choix a été pour moi d’une véritable simplicité. Presque une évidence… Mais ce serait vous mentir, car ce ne fut pas le cas.
Jusqu’à aujourd’hui, ma vie ne se résumait qu’à deux choses essentielles à mes yeux : monter à cheval et surmonter ma maladie. Et rien d’autre. Non, rien n’aurait pu avoir autant d’importance pour moi que ces deux choses-là.
Ma maladie faisait partie de moi. Partie intégrante. Je me souviens qu’elle est arrivée un beau jour de février, alors que je venais tout juste de fêter mon quinzième anniversaire. Des bronchites successives et une série de crises respiratoires inexpliquées m’ont conduite aux urgences. Puis dans un service de pneumologie. C’est là que le diagnostic fut posé. Après deux mois d’examens interminables, j’entendais les spécialistes expliquer à mes parents que certaines versions de mucoviscidose ne se manifestaient qu’à l’adolescence et qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que les choses seraient prises à temps. A temps pour que je puisse continuer à vivre normalement. Je n’arrivais pas à croire qu’on venait de me découvrir une putain de maladie génétique ne touchant que cinq pourcent de la population mondiale et que la seule chose que l’on puisse trouver à me dire soit « ne vous en faîtes pas, oui, de nos jours, on vit très bien avec la mucoviscidose mademoiselle Valriez ». Putain ! Mais bien sûr ! Tant que ce n’est pas vous qui vivez avec bordel ! Comme si je pouvais décemment ignorer le danger mortel qui venait de me tomber dessus…
Pour ma mère, l’annonce de la maladie a été un électrochoc, un véritable combat que je devais dorénavant mener au quotidien pour continuer à vivre « comme les autres », à faire « comme tout le monde ». Oui mais voilà, je n’étais PLUS comme les autres.
Lorsque j’y repense parfois, allongée sur la plage de sable fin sous le chaud soleil du sud, écoutant le doux roulis des vagues et le croassement insupportable des oiseaux de la côte, j’en arrive à me demander « Pourquoi ? ». « Pourquoi moi ? ». Il y a des centaines de millions d’autres personnes sur cette planète alors pourquoi moi ? Mais personne n’a jamais pu répondre à cette foutue question…
Le reste de ces deux dernières années n’a plus été réduite qu’à des choix. Des choix permanents. Fast-foods entre amis pouvant potentiellement réduire mon système digestif à néant ou alimentation saine avec mes parents pour seule compagnie ? Aménagement sportif sous les commérages et les regards mauvais des autres élèves ou risques de crises pouvant directement me conduire jusqu’aux couloirs de la mort ? Traitements lourds pour préserver mes piètres poumons ou décès assuré ? Que de possibilités vous me direz. Parce que oui, on a TOUJOURS le choix. TOUJOURS. Personne ne peut jamais vous dire « je n'avais pas le choix, j'ai été forcé » parce que, quelque part, c'est forcément un mensonge. Même sous la contrainte, un choix est un choix. Même lorsqu'il est mauvais, un choix reste un choix. Même si vos parents prennent la décision à votre place, un choix reste un choix.
Comme ma sœur n'a cessé de le répéter durant toutes ses années de lycée, le campus de Genève en Suisse est l'un des meilleurs dans toute l'ouest de l'Europe. Regroupant des étudiants d'au-delà des profils de sélection classique, les cursus proposés par l'université offrent la possibilité de suivre de prestigieuses filières et d'accéder à des postes dont vous ne pouvez même pas imaginer l'existence avant d'y avoir mis les pieds pour la première fois. Une réputation qui a fini par attirer des étudiants d'un peu partout, y compris de l'extérieur du continent européen. Alors, je vous le demande encore une fois : qu’auriez-vous fait à ma place ?
Dans mon entourage, tout le monde me surnommait Lizzie. D’abord parce que tout le monde trouvait cela plus « cool », ensuite parce qu’une grande partie des séries télévisées y avaient fortement contribué. Ma famille se composait principalement de cinq membres : mes parents, ma si parfaite sœur Jade, mon chat tigré Kitty – que j’aimais plus que tout au monde après ma jument Quelle-Puce – et mon meilleur ami Nico. Depuis trois ans, nous avions élu domicile dans une maison provençale très « design » du sud de la France avec une vue imprenable sur les montagnes et l’étendue en permanence jaune et brûlée de la garrigue. Les médecins disaient qu’il était préférable pour moi et mes poumons de bénéficier d’un peu d’air marin.
Une vie tout ce qu’il y avait à première vue de plus charmant… Sauf que cela ne l’était pas.
- Alors ça y est ? Tu pars ?
Lui s’appelait Nicolas Maurel et était mon meilleur ami, ma moitié, mon confident. L’autre partie de moi-même négligemment affalé sur mon petit lit deux places à moitié défait. Un grand gaillard brun au sourire charmeur, droit, honnête et parfait pour tout membre de la gente féminine qui se respecterait. Jamais aucun commentaire déplacé, aucune phrase douteuse, aucun sentiment autre qu’une profonde amitié. Tout ce qu’il m’avait toujours fallu.
- C’est génial, non ?
L’ironie était devenu depuis quelques temps ma meilleure arme face à la situation que je maîtrisais mal. Je fourrai une partie de mes vêtements dans le sac de cours posé sur mon lit tout en lançant un large sourire railleur au jeune homme, nonchalamment étalé sur mes coussins préférés – qui avaient fini par devenir les siens avec le temps -. Il inclina la tête avec une moue dubitative tandis que j’attrapai quelques babioles posées sur mes étagères pour les jeter à leur tour sans ménagement sur le tas déjà disparate.
Mes yeux tombèrent sur les cadres photos alignés le long de mon bureau et représentant nos dernières photos de vacances en famille. Malgré nos différends, nous avions partagé tellement de choses ensembles que je sentis mon cœur se serrer une nouvelle fois au fond de ma poitrine. Je refusais encore de me l’avouer mais ils allaient certainement beaucoup me manquer…
Le campus de Genève n’avait jamais fait partie de mes projets. C’était Jade le cerveau familial, elle qui avait toujours rêvé de grandeur et de longues études délite, pas moi. Mais voilà, quand vos parents détiennent l’une des entreprises les plus rentables du sud de la France et que votre sœur se distingue pendant cinq ans par son intelligence hors du commun et sa maturité inégalée, on vous offre une bourse d’entrée. Une bourse d’entrée dans l’une des plus prestigieuses universités européennes. Et le droit d’y passer – au mieux – vos cinq prochaines années, - au pire – trois supplémentaires.
J’avais consacré les trois dernières années de mon lycée à une orientation économique qui devait me permettre de rejoindre une classe préparatoire française aux grandes écoles – et ainsi rester près de ma jument - pour ensuite récupérer la direction de l’entreprise familiale, comme mon père en avait toujours rêvé. Mais ces trois dernières années avaient volé en éclats à la déclaration de Jade lors de sa soirée de remise de diplôme en juillet dernier.
J’avais espéré qu’avec mes notes plus que moyennes, ma candidature administrative serait rejetée, mais c’était sans compter sur la foi inébranlable que cette satanée université avait décidé de placer en moi, sœur de l’éminente Jade Valriez, major cinq fois d’affilée de la section biologie et physique du campus.
La lettre de l'adjointe de direction annonçait donc, quelques jours plus tard, dans un style tout à fait formel :
« Mademoiselle Valriez,
L'université de Genève a le plaisir de vous annoncer l'acceptation de votre demande de bourse étudiée par le Conseil directionnel lors de notre dernière réunion. Nous vous invitons donc à procéder au plus vite à votre inscription en ligne directement via le lien internet inscrit ci-dessous et à imprimer votre certificat d'acceptation nécessaire à votre demande de logement. Votre carte d'étudiante vous sera remise lors de la rentrée scolaire qui aura lieu ce lundi 7 septembre dès 8h sur le campus. Veillez à être sur place la veille au soir pour plus de confort.
Vous souhaitant bonne réception
Cordialement
Mme Fernández, adjointe de direction. »
Bien que mon anglais laissât fortement à désirer, j'étais presque sûre et certaine de ma traduction approximative et, même en observant plusieurs fois mon nom inscrit sur le certificat d'acceptation portant les filigranes du campus universitaire, j'avais mis pas mal de temps à accepter l’évidence. Mais c’était ainsi, le destin avait décidé de se jouer de moi et il allait falloir que je m’y fasse.
- Le plus important campus européen ! poursuivis-je sur le même ton dérisoire en singeant Jade à la perfection, tu te rends compte ! C’est une chance en or voyons !
- Hum hum…
Nico eut une moue dubitative et je me perdis un instant dans la contemplation d’une mini-statuette en verre trempée offerte pour mon seizième anniversaire et représentant ma jument, avec qui j’avais jusqu’ici tout partagé. Je savais au fond de moi que la quitter serait sans doute l’un des moments le plus difficile que je n’aurais jamais à faire de toute ma vie mais, mon départ la veille au soir du centre dans lequel elle se trouvait fut certainement encore pire que ce je m’étais imaginé.
Au regard que me lança mon meilleur ami tandis que je me laissais lourdement retomber sur le matelas en soupirant, je sentis une boule me nouer la gorge.
- Oh allez ! minauda-t-il en passant un bras autour de moi pour me presser doucement l’épaule, ce n’est que l’affaire de quelques mois ! On se revoit à Noël non ?
Je lui souris timidement en essuyant discrètement une larme solitaire échappée.
- Tu vas me manquer, murmurai-je avec une triste sincérité.
- Je suis sûre que tu te referas rapidement des amis là-bas et, dans quelques jours, tu oublieras même de nous envoyer des messages pour nous confirmer que tu es toujours en vie !
Je ne pus m’empêcher de laisser échapper un petit rire devant son air faussement protecteur.
- Ta copine n’accepterait jamais ça, le contredis-je en secouant la tête.
- Si tu crois que je lui laisserais le choix… Tu sais ce qui m’inquiète le plus ? De te savoir toute seule pendant ces quelques mois, loin de moi, à la merci de tous ces obsédés…
- Hé !
Je l’envoyai rouler sur le lit en souriant.
- Et qu’est-ce que vous insinuez donc monsieur Maurel ? Que je ne suis pas capable de me défendre seule ?
Il le pensait certainement mais il s’en défendait bien : j’avais beau paraître fragile d’aspect physique, je n’en demeurais pas moins redoutable et il le savait bien. Nico se massa les côtes en arborant un sourire faussement convaincu. Je le fustigeai à nouveau du regard en prenant mon air le plus outragé.
- Quand j’aurai majoré mes années de master monsieur, et que le Grey-Sloan Memorial Hospital en personne me réclamera à la tête de son service de direction, nous reparlerons peut-être de cette discussion que nous avons tenu ensembles, là, tous les deux…
D’une main sur la taille, Nicolas me renversa sur le lit en rigolant. De toute autre personne, ce geste aurait engendré chez moi un profond sentiment de malaise, seulement, avec lui, les choses étaient différentes. Je me sentais…. Normale. Et Moi.
Il me concéda un sourire en reprenant :
- Même si tu revenais couronnée des joyeux de la reine Elisabeth elle-même, tu me devrais toujours le respect petite fille !
- Quoi ? Je ne suis plus une « petite fille » ! m’insurgeai-je en saisissant un oreiller pour le lui lancer en pleine figure. Et sachez qu’en tant que femme monsieur Maurel, vous me devrez un respect éternel…
- Pas tant que je resterai le plus habile de nous deux !
J’eus juste le temps de m’écarter pour échapper au coussin traversant le lit dans ma direction. J’haussai les sourcils, amusée, et le renvoyai à mon tour en manquant de peu ma cible. Et à cet instant précis, où j’oubliais tout le reste, tout ce qui m’attendais, où j’avais l’impression de me sentir enfin livre, je devais me rendre à l’évidence : l’absence de Nico et des miens allaient me coûter. Enormément. Et plus encore que ce je m’étais imaginée.
Allongée sur le lit à ses côtés, fixant le plafond, essoufflée et épuisée par toutes les émotions contradictoires qui me secouaient alors, j’essayais de ne pas imaginer ce que seraient ces prochains mois loin de lui et de ma famille.
- J’ai peur.
Je ne sais pas pourquoi j’ai lâché ça à ce moment-là. Comme ça. Je crois que j’en avais simplement besoin depuis longtemps. J’entendis Nico inspirer profondément, comme s’il réfléchissait à ce qu’il pourrait me répondre. Nos regards se croisèrent et aucun de nous deux n’eut besoin de parler pour que nous nous comprenions. Il prit délicatement ma main dans la sienne et la pressa doucement.
- Tout va bien se passer, murmura-t-il.
Je poussai un soupir triste. J’aurais aimé qu’il ait raison, que je n’ai pas eu à faire le mauvais choix en décidant de partir loin de chez moi. Car oui, comme je vous le disais auparavant : un choix, même pris dans la contrainte, est un choix. Et ce fut le mien ce jour-là, quoique je puisse aujourd’hui en dire. Donc tout ce qui est arrivé par la suite était en partie de ma faute, je le sais.
Je me glissai au creux des bras de Nicolas en me laissant bercer par le soulèvement régulier de sa poitrine, décidant de profiter pleinement de nos derniers instants ensembles. Et croyez-moi, j’avais raison. Car je ne savais pas encore que les huit mois que je m’apprêtais à passer seraient les plus durs de toute ma vie…
-
- Tu vas nous manquer…
- Vous aussi papa…
- N’oublie pas de nous envoyer un message dès ton arrivée.
Je serrai longuement mon père dans mes bras avant d’y recueillir ma mère. Ses doigts agrippèrent sans le vouloir mes épaules tandis qu’elle me serrait en retour contre elle. Je sentis qu’elle se retenait difficilement de pleurer et je ne pouvais pas lui en vouloir.
Malgré nos nombreux différends, j’aimais mes parents plus que tout au monde et l’idée de devoir partir ainsi loin d’eux me rendait malade. Une angoisse sourde étreignait ma poitrine et m’empêchait de respirer.
- Je sais que tu vas réussir à t’adapter.
La voix de ma mère n’était qu’un souffle contre mon oreille et je savais au son de sa voix chevrotante qu’elle avait le cœur brisé mais je m’efforçai de ne pas laisser échapper mes larmes au risque de rendre la situation plus douloureuse encore. Je me contentai donc de lui sourire tendrement et de lui chuchoter un « merci » de circonstance. Elle recala une mèche de mes cheveux roux derrière mon oreille en essuyant du bout de ses doigts les quelques larmes malencontreusement échappées sur son visage.
Il ne restait qu’une personne à qui je n’avais pas encore fait mes adieux. Et il s’agissait sans doute de la personne la plus importante à mes yeux. Je pivotai lentement pour faire face à Nico. Le jeune homme me tendit les bras et je vins m’y blottir avec plaisir. Nos deux cœurs cessèrent de battre à l’unisson.
- Prends soin de toi…
- Et toi de tout le monde, répondis-je dans un murmure.
- Je te le promets.
Il me lança un sourire triste. Le sifflement du chef de gare m’arracha à son étreinte.
- Allez, dépêche-toi ! fit remarquer Jade, on va rater notre train !
Papa attrapa mon sac à dos pour me le tendre. Je le glissai précipitamment sur mon épaule, attrapai ma valise et montai à toute vitesse dans le wagon derrière ma sœur, juste avant que les portes ne se referment avec un affreux bruit de succion à vous en nouer l’estomac. A travers la petite vitre, je regardai ma famille – et mon monde – agiter les mains, crier quelques mots que nous ne comprenions plus. Et le wagon s’ébranla.
Je leur envoyai de rapides derniers baisers d’adieux avant que le train n’amorce son départ hors de la gare. Leurs silhouettes s’amenuisèrent le long du quai tandis que nous gagnions en vitesse. Je laissai échapper un soupir contrit. Pour la première fois, je sentais la peur me nouer les tripes et j’étais incapable de la canaliser.
- Viens, annonça Jade en posant une main sur mon épaule, on va essayer de trouver nos places.
Elle observa nos billets respectifs tandis que je hochai la tête avant d’attraper ma valise et grimper à sa suite les quelques marches nous séparant du palier supérieur.
La porte du wagon s’ouvrit avec un nouvel appel d’air tout aussi désagréable. L’intérieur du train était propre, un peu ancien, mais récemment astiqué à en juger par l’affreuse odeur de désinfectant quasi-omniprésente. Les vieux sièges recouverts de tissu rouge s’alignaient avec une symétrie presque trop parfaite. La plupart étaient vides. Je ne dénombrai qu’un homme d’affaires à la cinquantaine bien pesée occupé à lire les pages de la Bourse, une adolescente d’à peine quinze ans en épais sweat noir couchée sur son sac à dos, un couple et une jeune femme aux allures de la vingtaine observant le paysage de campagne défiler à travers les immenses baies vitrées.
Traînant péniblement ma valise, mon sac à dos en travers de l’épaule, j’observai les numéros au-dessus des sièges. Je dus m’excuser deux fois avant que nous trouvions finalement les numéro vingt-cinq et vingt-six. Juste en face de la jeune femme aux cheveux bruns. Le reste du train était presque totalement vide, nous aurions donc pu nous asseoir n’importe où ailleurs – pour être un peu tranquille – mais Jade faisait partie de ces personnes soucieuses du respect des règles imposées.
- La place est libre ? demanda-t-elle poliment en indiquant les sièges.
La jeune femme haussa les épaules. Ça doit signifier que oui, songeai-je. Elle nous adressa un regard dénué de toute expression tandis que nous glissions nos affaires dans le compartiment à bagages. Je profitai de son indifférence pour l’observer plus en détails. Elle avait un très joli visage – du genre délicat -, encadré par une masse de cheveux bouclés. Je tentai à nouveau de la saluer timidement – sans réponse de sa part – avant de prendre place sur le siège à côté de Jade.
Nous traversions à présent à vive allure les dernières prairies brûlées de la garrigue. Je ne pouvais m’empêcher de jeter quelques coups d’œil à notre voisine afin de la dévisager. Elle semblait pensive, presque morose. Exactement l’état d’esprit dans lequel je me trouvais.
Nous avions à peine quitté le département que Jade s’était assoupie à mes côtés, visiblement exténuée. Je la soupçonnais d’avoir passé une bonne partie de sa nuit passée au téléphone, avec Ted. Je les avais en partie entendus. J’oubliais parfois que, même sous ses airs supérieurs et sûrs d’elle, ma sœur restait une femme comme les autres, attachée à ceux qu’elle aimait.
Mes écouteurs dans les oreilles, je me plongeai dans mes chansons préférées en observant les minutes s’étirer. Le voyage risque d’être long, songé-je au rythme de « Somewhere ».
-
Je m’étais presque endormie à mon tour lorsque le train amorça son entrée en gare de Lyon, me tirant de mes sombres pensées. Une partie des voyageurs de notre maigre wagon quitta le train, nous laissant ainsi seules avec la jeune femme aux cheveux bruns bouclés. Je décidai de profiter de notre pause pour dégourdir un peu mes jambes ankylosées. Je me levai donc en m’étirant souplement et partis en quête de toilettes pour soulager ma piètre vessie tordue par l’inquiétude.
La seconde partie de notre wagon n’était guère plus remplie que la nôtre : hormis un groupe d’étudiants occupés à discuter en espagnol, il n’y avait personne. Je leur lançai un rapide « Holà » poli tout en continuant ma progression sous leurs regards perçants. Au bout de cinq minutes de recherches, je trouvai enfin la porte coulissante tant attendue. Je pris soin de bien refermer le verrou derrière moi. Même s’il ne viendrait à l’idée de personne de tenter quoi que ce soit dans un train sous surveillance, je préférai être prudente.
« Tu sais ce qui m'inquiète le plus ? De te savoir toute seule pendant ces quelques mois, loin de moi, à la merci de tous ces obsédés... »
- Pff… foutaises !
D’un geste de la main dans l’air conditionné, je balayai les paroles de Nico. Il n’y avait bien que dans les émissions policières de ma mère que les gens se faisaient enlever dans des trains pour ne réapparaître que le lendemain, le corps flottant dans une rivière. Mais rien qu’à cette idée, un long frisson me parcourut tout de même l’échine.
Au bout de quelques minutes, le train s’ébranla à nouveau, quittant notre dernière escale française avant la frontière. Juste au moment que je choisis pour sortir de mon cloître. Mon équilibre précaire fit que la porte coulissante se déroba sous mes doigts et que je perdis l’équilibre en percutant le jeune homme blond placé juste derrière.
- Oh, pardon ! bafouillai-je, sentant le rouge me piquer les joues.
- No problem.
Je m’écartai, surprise par l’étrange mélange d’accents espagnols et anglais pointant dans sa voix. En levant les yeux dans sa direction, je vis qu’il faisait partie du petit groupe d’étudiants. Il m’adressa un demi-sourire étrange avant de disparaître à son tour dans les W.-C. Je secouai la tête pour me sortir de ma torpeur et entrepris de rebrousser chemin jusqu’à mon siège. En repassant devant le groupe, je sentis à nouveau les regards peser sur moi, m’arrachant un long frisson. Bordel, c’est quoi leur problème au juste à tous ? Je me surpris à prier secrètement pour qu’aucun des étudiants de mon futur campus universitaire ne leur ressemble.
Lorsque je revins enfin à mon siège, Jade dormait toujours à poings fermés, le front calé contre l’épaisse vitre du wagon, le souffle léger. J’entrepris d’en profiter pour attraper mon ordinateur dans mon sac de cours, laissant malencontreusement tomber sur le sol la veste de l’uniforme du campus tout juste repassé le matin même par ma mère.
- Merde, pestai-je en me baissant pour la ramasser.
Notre voisine de wagon se mit à papillonner un instant des yeux, comme sortie de son état de demi-sommeil.
- Etudiante au campus ?
OH. MON. DIEU. Son anglais était somptueux. Et de toutes les personnes possibles et inimaginables qui aient pu se trouver dans ce train, il a fallu qu’elle se trouvât devant moi. Génial… Je souris malgré moi.
- Oui, répondis-je avec hésitation.
- Moi aussi, annonça-t-elle avec un sourire charmant, je rentre en première année. Le campus est sympa parait-il ?
- Sans doute, avouai-je avant de confesser : je rentre également en première année.
- Oh !
La jeune femme hocha la tête d’un air entendu. Pendant un court instant, j’espérai que la torture de cette discussion ne s’en tienne là, sentant le regard de ma camarade dériver à nouveau sur le début des riches forêts épineuses des Alpes, mais, à ma plus grande surprise – et mon plus grand désarroi -, elle reprit :
- Comment tu t’appelles ?
- Lise. Lise Valriez.
Elle me sourit largement, créant deux adorables fossettes dans ses joues galbées.
- Amber. Amber Fray. Tu es française hein ?
- Oui.
- Est-ce que je peux te demander d’où ?
- Euh…
J’hésitai un instant avant de répondre :
- South of France.
- Je ne suis encore jamais allée en France. Sauf à Paris, annonça-t-elle, une ou deux fois. Avec mes parents. C’est joli ?
- Il y a des choses à voir en effet. Et toi ?
- Oxford. C’est ta sœur ? Vous vous ressemblez beaucoup.
On nous le disait souvent et, hélas, je n’étais pas franchement d’accord sur ce point… Là où j’étais petite, ronde de visage, avec des tendances rousses et des yeux verts, Jade était grande, élancée, mince, avec un minois ovale, des cheveux blonds disciplinés et des yeux bleus comme l’océan. Je n’arrivais pas à voir où se trouvait la ressemblance. Le nez sans doute… Ou notre grand front…
Le train s’engouffra à pleine allure sous un premier tunnel percé à même la roche grise et blanche de la montagne, créant une brusque compression au fond de mes oreilles à m’en faire grimacer. Je pinçai les arrêtes de mon nez retroussé afin de dégager l’air comprimé.
Jade remua en grognant. Notre passage par un second tunnel eut raison de son sommeil. Elle s’étira en grommelant quelques paroles inintelligibles et ouvrit les yeux en papillonnant devant la lumière du jour. Son regard observa un instant le paysage défiler tandis que les dernières traces de fatigue s’estompèrent sur son visage.
- Vous devriez enfiler vos uniformes les filles, annonça-t-elle dans un anglais à en faire pâlir de jalousie un Londonien, nous n’allons pas tarder à arriver.
***
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