1.2 - Thomas Leyen

[Dimanche 6 Septembre, veille de la rentrée scolaire, 14h05 PM]

Lorsque l'avion se pose enfin sur le tarmac de Genève, je sens mon estomac remonter de façon extrêmement désagréable jusqu'à ma gorge nouée. Les dernières heures de vol ont – je crois - de loin été les plus horribles de toute ma vie. Zeïa semble, elle, s'en être parfaitement accommodée à en juger par le bâillement disgracieux qu'elle laisse échapper en s'étirant souplement.

- On est déjà arrivés ? minaude-t-elle en regardant à travers le hublot.

- Je crois que le commandant a en effet mentionné « Genève » il y a cinq minutes.

Elle adresse un long sourire face à mon ironie de mauvais jour.

- Tu n'as pas réussi à dormir hein ?

- Non. J'avais hâte qu'on se pose enfin.

Je me lève et étire à mon tour mes muscles engourdis par les dix heures de vol avant d'attraper mon sac de voyage et celui de ma coéquipière. Il faut presque dix minutes pour évacuer toute la première classe et enfin permettre à mes jambes douloureuses de fouler la terre ferme suisse.

Je n'ai pas l'habitude de laisser ma mauvaise humeur s'étaler, mais la nuit a été mauvaise, je commence à me sentir tenaillé par la faim et l'angoisse n'est pas là pour arranger les choses. C'est la première fois que nous mettons les pieds en Suisse, Zeïa et moi.La vue sur les montagnes enneigées et l'impressionnant lac Léman coupe court à mes sombres pensées. Un homme en costume impeccable campé devant une luxueuse limousine brandit une pancarte où s'inscrit :

« Monsieur Chase et Madame Page »

Je souris intérieurement. Heureusement qu'on nous a demandé d'être discrets... Alors que nous nous approchons, dissimulés sous d'imposantes lunettes de soleil et des sweats d'adolescents passe-partout, un autre homme vient à notre rencontre avec empressement. Il doit avoir la quarantaine, le visage rond, des yeux rieurs et un sourire timide qui lui donne l'air jovial. Il ressemblerait presque à Gordon, songé-je avec meilleure humeur.

- Monsieur Chase et Mademoiselle Page, c'est ça ?

- Oui monsieur, répond ma coéquipière sans se départir de son sourire.

Zeïa a toujours été une fervente adepte des missions secrètes, des infiltrations incognitos, de l'espionnage... Ce type de demande – aller tâter le terrain dans l'un des plus grands campus européens – lui correspond bien en somme. Si je suis franc avec moi-même, je dirais que je n'ai jamais trop aimé l'école alors y retourner, même pour quelques mois seulement...

- Bienvenue en Suisse jeunes gens !

L'homme rondouillard nous tend une poignée de main aussi excitée que les étoiles qui brillent au fond de ses prunelles. C'est bête mais cela me touche vraiment. Cette façon que peuvent avoir les gens de nous regarder, peu importe là où nous allons, de nous sourire, de chercher à nous rencontrer à tout prix. C'est une facette de ma célébrité que j'apprécie tout particulièrement...

- Vous n'étiez jamais venus à Genève auparavant ?

Je constate que l'homme s'exprime dans un anglais presque impeccable, avec un accent qui me rappelle mon « England » adoré, ma maison.

- Non, c'est la première fois, concède Zeïa dans un haussement d'épaules.

- Vous ne serez pas déçus. En plus d'une vue magnifique sur la forêt et le lac, le campus dispose de bus spécifiques pour vous emmener directement dans le centre-ville de Genève où vous aurez accès à toutes les commodités. Au fait [l'homme fouille un instant les poches de sa veste afin d'en tirer deux cartes d'étudiants portant nos photos], voici vos cartes de campus. Vous circulerez ici sous le nom de Thomas Leyen et Samantha Clay, du moins pour les prochains mois. Vous serez considérés comme des étudiants de première année : vous aurez accès à tous les cours et disposerez des autorisations nécessaires pour les locaux sportifs. La rentrée a lieu demain matin, le directeur du campus, Monsieur Carraux vous attend afin de vous donner les derniers détails. Mais ne perdons pas de temps, allez-y, montez.

Le chauffeur de la limousine, jusqu'ici aussi expressif qu'une statue de pierre, semble enfin sortir de sa léthargie et s'empresse de monter à bord du véhicule afin de faire vrombir le moteur. Je reste un instant perdu dans la contemplation de la photo présente sur ma nouvelle carte d'étudiant.

- Ayden, on y va ?

Zeïa prononce mon nom, à l'intérieur de l'habitacle. Je fourre précipitamment ma carte dans l'une des poches de ma veste de jogging et m'engage à mon tour sur d'agréables banquettes molletonnées où nous attendent deux gobelets et trois thermos.

- On ne savait pas trop ce que vous souhaiteriez boire à votre arrivée. Je sais que les Anglais préfèrent le « tea », ou c'est peut-être une simple idée reçue, mais comme vous habitez New-York, vous préfèrerez sans doute le café. Noir, corsé. Le lait est dans le troisième thermos si besoin.

Je souris. Quel cliché ! Néanmoins, au vu de l'état de mon estomac après notre trajet en avion, je préfère jouer la sécurité en me servant un peu de thé et en ouvrant un sachet contenant un délicieux gâteau au goût légèrement acidulé.

- Qu'est-ce que c'est ? demandé-je, curieux.

- Vous aimez ?

- Ouais, c'est bon.

- Cela s'appelle une « madeleine », ça vient de nos voisins français. Une formidable invention pour les lendemains de soirée un peu difficiles ou les atterrissages post-long courrier.

Il m'adresse un clin d'œil significatif. Je préfère ne rien ajouter. Au fond, célèbres ou pas, on reste comme la plupart des autres personnes de notre âge : des adolescents. Des adolescents en quête permanente d'identité, de futurs et de nouvelles limites à tester. J'avale le reste de la madeleine sans rien dire et opte finalement pour un deuxième gâteau afin de chasser les derniers restes de ballonnements dans mes intestins. J'entends Zeïa s'extasier sur notre survol de la capitale française et les délicieux fondants au chocolat dispensés en première classe mais n'ai pas le courage de prendre part à la discussion : le stress me noue les tripes. Je regarde donc le paysage défiler tandis que nous nous éloignons du centre-ville pour gagner la campagne alentour.

-

Après un long processus d'agrandissement, le nouveau campus de Genève a finalement décidé d'établir ses immenses locaux à distance respectable de toute habitation. Ainsi perdue dans les vallées verdoyantes bordées de forêts touffues, les bâtiments en vieilles pierres grises et toits rutilants semblent en totale harmonie avec le reste du décor. Malgré la fraîcheur de fin d'après-midi, des centaines de personnes occupent les pelouses et les abords des chemins en gravier. Tous portent déjà l'uniforme de l'université : jupe plissée rouge et chemisier blanc nacré sous une veste de tailleur brodée pour les filles ; pantalon repassé, chemise blanche impeccable et veste de costume portant le logo du campus pour les garçons.

Prenant soin d'éviter les groupes d'étudiants aux regards surpris et inquisiteurs, la limousine s'engage sur une route contournant le bâtiment principal jusqu'à une entrée secondaire où se tiennent postées trois personnes : un homme d'un certain âge aux cheveux grisonnants et au sourire faussement ravi, une femme à l'air anxieux sous sa parfaite tenue de secrétaire et un autre homme, à la peau mate, visiblement ennuyé de se trouver ici.

Lorsque la voiture s'arrête enfin, l'homme de la limousine s'empresse de descendre afin d'aider Zeïa à mettre pied à terre. Je me retiens de lever les yeux au ciel. Ben voyons... Je l'entends me proposer aimablement un peu d'aide à mon tour mais je décline poliment sa proposition.

Zeïa me lance un regard en coin. Voilà. C'est ici. Ici que tout commence. Là. Maintenant.

- Tu es prêt ?

Prêt ? Bien sûr que non je ne suis pas prêt. Peut-on être jamais prêt pour ce genre de choses ? Mais je n'ai plus franchement le choix.

Ok, je crois qu'il est temps de faire une courte présentation. Je m'appelle Ayden Stanford Chase mais l'on me connait dans mon milieu sous le nom d'Ayden Chase. Douze films à mon compteur depuis dont cinq succès interplanétaires, une nomination en cours aux oscars et deux fugaces apparitions aux côtés d'acteurs de renommée internationale. Bref... Une bête de scène. Et un adolescent qui s'apprête aujourd'hui à s'engager dans quelque chose qui ne va pas tarder à le dépasser...

Je hoche néanmoins la tête. Celui que je suppose être le président de l'université au vu de son âge avancé, fait quelques pas dans notre direction en rajustant son smoking noir somptueusement taillé.

- Monsieur Leyen, c'est un honneur et un plaisir de vous accueillir ici, à Genève.

Je dodeline de la tête. J'ai intérêt à rapidement m'habituer à cette nouvelle identité, pour ne pas risquer de faire capoter la mission...

- Plaisir non partagé, bougonné-je entre mes dents, ce qui me vaut un coup de coude réprobateur de ma coéquipière.

- Ce n'est pas ce qu'il voulait dire monsieur le président.

Je souris intérieurement. Elle joue à la perfection, comme d'habitude. D'un geste de la main, ce dernier l'interrompt, arborant toujours son sourire faussement cordial.

- Ce n'est rien. Je suis sincèrement désolé pour votre père Monsieur Leyen. C'était quelqu'un de formidable et...

- Je ne tiens pas à parler de mon père si cela ne vous dérange pas monsieur le président, annoncé-je d'une voix plus sèche que je ne l'aurais voulu.

- Bien, concède le président de l'université avec un signe de tête, ayant cette fois perdu un peu de son charisme. Je comprends tout à fait que le décès d'un père pour un adolescent de dix-neuf ans soit un sujet un peu... délicat, à aborder. Laissez-moi donc vous présenter le directeur de ce campus : monsieur Gütner.

L'autre homme s'avance afin de tendre une poigne ferme.

- Monsieur Leyen.

- Monsieur Gütner.

Je ne sais pas encore trop pourquoi mais cet homme m'inspire bien tout de suite sympathie et confiance. Mais il ne faut pas que je me laisse déconcentrer.

- Toutes mes condoléances pour votre père.

Je le remercie d'un bref signe de tête.

- Je suis ravi que vous ayez choisi notre campus pour votre... repos temporaire. J'espère qu'il ne vous rappellera pas trop de mauvais souvenirs...

- L'aide financière accordée par votre père a surtout été d'une grande aide pour l'aménagement de nos nouveaux locaux, ajoute Carraux avec un nouveau sourire, il était donc normal de notre part que nous lui renvoyions l'ascenseur.

Je l'observe sans rien dire. Sa remarque a d'ailleurs jeté un grand froid sur toute l'assemblée mais il ne semble pas s'en formaliser pour autant.

- Madame Fernández, appelle-t-il.

Celle que je prenais jusqu'ici pour une simple secrétaire s'avance d'une démarche sûre malgré l'anxiété persistant dans ses yeux soulignés d'eye-liner.

- Oui monsieur le président ?

- Je crois qu'il est temps de montrer leurs futures chambres à nos éminents étudiants. [Se tournant vers Zeïa puis moi, il ajoute :] Vous logerez avec les autres étudiants de ce campus. Nous n'avons malheureusement pas les fonds nécessaires pour vous entretenir un appartement à l'écart de l'université. J'ai moi-même choisi vos chambres avec soin, j'espère que vous vous y sentirez bien.

Zeïa a un large sourire de remerciements à l'intention du président. Sourire que je ne partage pas, il va sans dire. De toute façon, j'ai déjà abandonné la discussion. J'observe sans les voir les grasses pelouses jalonnées de parterres de fleurs aux couleurs chatoyantes et encadrées de petites haies soigneusement taillées, sur lesquelles picorent les derniers oiseaux d'été en piaillant. Pendant quelques secondes, l'envie de ressembler à ces petites choses fragiles mais libres, me prend à la gorge. Une envie soudaine de voler, de m'évader, de partir loin d'ici. Un long frisson me parcourt l'échine, je sens la sueur glacée si caractéristique perler le long de mes tempes. Et la nausée me reprend, sinueuse, sournoise, insidieuse. Je déglutis.

- Monsieur Leyen ? appelle la voix douce de l'adjointe de direction. Monsieur Leyen, tout va bien ?

Je me force à remettre un pied dans la réalité. Je remercie intérieurement mes larges lunettes de soleil de dissimuler une grande partie de mon visage.

- Oui, oui. J'étais perdu dans mes pensées. Vos jardins sont très beaux.

Le regard de Zeïa en dit long sur sa façon de penser mais elle s'abstient de faire part de ses commentaires et je l'en remercie silencieusement car je ne l'aurais certainement pas supporté.

- Merci, souffle l'adjointe, sentant le malaise entre moi et ma coéquipière. Est-ce que vous désirez commencer la visite des locaux par les jardins avant que la nuit ne tombe ou...

Je ne lui laisse pas le temps d'achever.

- Non, non. Allons voir nos chambres, le voyage m'a épuisé. Nous ferons le tour du propriétaire plus tard...

- Bien Monsieur Leyen.

Monsieur Leyen... Cela sonne bien. Thomas Leyen. Cela sonne même très bien. Du coin de l'oeil, j'observe un bus s'engager sur l'allée principale de l'université. Il gagne le parking de l'entrée avant de s'arrêter et décharger une nouvelle flopée d'étudiants sur le bitume. Question "se fondre dans la masse", la chose devrait être facile...

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