Partie I - Déni (1.4)
1.4 - Zacharia Fernández
[Lundi 7 septembre, rentrée scolaire, 9h15 AM]
Lorsqu'une nouvelle espèce est introduite dans un écosystème, ce dernier s'en trouvera forcément altéré. Pourquoi ? Parce que les nouvelles espèces se reproduisent, changent, remplacent ; et c'est ainsi que cela a toujours fonctionné, fonctionne encore et fonctionnera toujours. Vous savez qui a dit cela ? Les scientifiques. Et je suis plutôt d'accord avec eux. Il existe bien entendu de nombreux moyens d'adaptation pour tenter de survivre au bouleversement amené mais tous se soldent inévitablement par la même conclusion : la destruction.
Je sursaute en entendant les quatre coups frappés violemment contre le battant de la porte de ma chambre.
- Zach ! Zacharia Fernández ! Debout cariño !
Je fronce les sourcils en enclenchant l'écran de mon téléphone portable.
- Mierda...
J'ai loupé mon réveil de peu mais cela suffit pour me mettre en retard. J'écarte les couvertures de mon corps nu en pestant contre le froid de la chambre et attrape l'uniforme du campus avant de me précipiter dans ma salle de bain. Je prends une douche rapide, enfile mes vêtements et passe un peu de gel dans mes cheveux pour leur donner du volume. L'effet dans la glace me plait alors je sors et attrape mon sac de cours dans l'entrée.
- On peut y aller, m'man.
Ma mère me lance un rapide coup d'œil, levant la tête de l'écran de son portable pour la première fois, la main posée sur sa tasse de thé fumante.
- Tu n'as rien avalé Zacharia, me fait remarquer mon beau-père entre deux gorgées de café.
- Je n'ai pas faim. Bon, allez, on va être en retard.
La vérité, c'est que je n'ai tout bonnement pas envie de m'éterniser ici, avec lui. Ma mère doit sentir ma contrariété car elle ne dit rien et se contente d'attraper simplement son sac à mains pour le passer par-dessus son épaule.
- Bonne journée mon chéri, lance-t-elle à mon beau-père en l'embrassant distraitement, ce qui me vaut un détournement de regard stratégique.
- Toi aussi, répond-il tendrement.
J'ignore ce qui tracasse ma mère à ce point mais elle parait plus nerveuse que d'ordinaire. Je remarque sans peine que son trait d'eye-liner n'est pas aussi parfait que les autres jours et elle n'a pas pris le temps de coiffer ses cheveux ou de lisser sa veste de costume noire. Je fronce les sourcils. Pourtant, ce premier jour ne sort en rien de sa routine.
Durant tout le trajet en voiture, elle ne sort pas un mot et même lorsque je sors précipitamment de l'habitacle pour avancer nonchalamment en direction du bâtiment, elle ne dit rien.
- Zach ! finit-elle par appeler alors que je suis déjà loin.
Je me retourne pour la dévisager.
- Quoi ?
- Bon courage pour cette rentrée.
Elle me lance un sourire gênée auquel je ne réponds pas. Du courage, il va m'en falloir. Et pas qu'un peu...
-
Je ne m'étais pas rendu compte à quel point la voix de Catalina ne m'avait absolument pas manqué durant ces vacances. Cela doit bien faire vingt minutes qu'elle parle sans discontinuer, relatant ses congés avec Caleb dans leur intégralité, ne nous épargnant – presque – aucun détail si bien que je pense que son récit aurait pu être digne d'un roman d'amour pour adultes, et cela m'insupporte déjà. Alexía se contente de la regarder en souriant à demi, comme toujours, ne laissant rien transparaître, Jacob – son petit ami -, lui caressant distraitement le bras.
- Hé là ! hèle soudain Caleb en observant dans le couloir le défilé de premières années occupées à chercher leurs salles. La voilà notre belle brochette d'abrutis !
Alexía sourit largement, Catalina pouffe.
- On était comme eux l'an passé, fais-je simplement remarquer en dressant la tête.
- Excuse-moi mais je ne pense pas avoir eu une telle tête de guignols. Non mais regarde-moi ça ! Putain, on dirait des enfants qui viennent tout juste de quitter les jupons de leurs mères !
Caleb n'a, de prime abord, jamais fait partie des personnes les plus conciliantes de mon entourage. Orgueilleux, honnête, sanguin, la vie ne l'a pas épargné et je lui pardonne volontiers ses petits accès de mépris.
- Ne sois pas trop méchant avec eux, fais remarquer Catalina d'un ton mielleux. Ils viennent tout juste d'arriver les pauvres petits... On aura tout le temps de les mâter après la soirée d'inauguration.
- Hello la compagnie !
Je redresse la tête en voyant Emily arriver en compagnie de son inséparable Trissia, une jeune femme au visage à la maigreur et à la pâleur presque maladive, encadré de longs cheveux aussi blancs que la neige.
- Hello girls ! lance joyeusement Catalina. What's up ?
Emily laisse son sac choir sur l'un des tabourets de bar en soufflant.
- Comment se sont passées vos vacances ?
Je plonge ma tête entre mes bras, Caleb roule des yeux. Non, par pitié, ne la relancez pas sur ce sujet...
- A merveille ! déclare Catalina, tout sourire.
- Tant mieux, parce que les miennes ont été merdiques. Mes parents ont voulu que je rattrape mon « soi-disant » retard accumulé pendant l'année scolaire. Résultat, j'ai passé la moitié de mon été à taffer de la philo et de l'éco. Un calvaire.
Triss sourit doucement, comme si elle se remémorait un doux souvenir.
- C'est qui eux ? demande soudain Caleb, suspicieux.
Je relève la tête, intrigué. Deux étudiants viennent en effet d'attirer tous les regards. Le premier est un jeune homme, à peu près notre âge, courts cheveux bruns et larges lunettes de soleil ; l'autre est une fille, jolie, métisse, cheveux longs, bouclés, décolorés de rose et lunettes plus allongées. Catalina a une moue oscillant entre le choc et le dédain.
- Mais c'est quoi ça ?
Caleb ricane.
- On est vraiment au summum de la bande de bouffons !
- Ils se prennent pour qui ? reprend sa copine. On n'accueille pas les stars ici, il va falloir leur dire.
- Attends un peu, on les remettra vite en place, susurre Jacob en se penchant pour chuchoter quelque chose qui fait rire Alexía.
- Un jeu d'enfants, reprend-elle sur le même ton.
Je ne dis rien. Simplement parce que je n'ai rien à dire. Et qu'alors que cette journée n'a même pas encore commencé, je souhaiterai déjà qu'elle soit terminée.
-
Il règne dans la salle de cours une certaine effervescence en grande partie due à la rentrée scolaire. La plupart des deuxièmes années se retrouvent avec plaisir. Les accolades et les rires pleuvent sous les regards penauds et indécis des premières années qui se découvrent à peine. Nous n'avons que peu de cours en commun avec les premières années, à l'exception des cours de langues, « un moment d'échanges convivial et de partage des connaissances ».
- Okay tout le monde, bien le bonjour ! annonce le professeur Meryn en faisant son entrée dans la salle de cours, large sourire aux lèvres et sacoche en cuir sous le bras, je suis ravi de vous retrouver pour cette nouvelle année. Pour ceux qui ne me connaissent pas, je serai votre professeur de langues pour le reste de l'année scolaire car, comme vous le savez, l'anglais est une langue bien utile, surtout dans un campus comme le nôtre, pour pouvoir échanger avec son voisin. Pour commencer, je vais avoir besoin d'une petite vue d'ensemble. Okay alors : pour qui l'anglais est une langue natale ?
Sans grande surprise, presque la moitié de la classe se retrouve concernée.
- Okay, certains d'entre vous parlent-ils espagnol ?
Là encore, un bon tiers des étudiants lèvent la main.
- Des allemands ?
Quelques mains plus timides se lèvent.
- Et enfin des français ?
Quoique directement voisins de la Suisse, les Français ont toujours fait partie des minorités sur le campus de Genève et cette année ne fait pas exception. Quelques doigts se lèvent parmi les premières années – j'en dénombre seulement cinq – et guère plus parmi les secondes années.
- Très bien, reprend Meryn en se frottant les mains, pour avoir une idée de l'étendue de mon travail, je vais avoir besoin d'une petite idée du niveau de nos nouveaux premières années. On va donc commencer par quelque chose de simple : vous allez vous lever et vous présentez au reste de la classe, ok ?
Je songe que c'est sans aucun doute le moment que tout le monde redoute le plus. Etre capable de se lever et de se présenter dans une langue qui n'est pas la vôtre devant tout un auditoire pressé de faire de vous la risée de tout le campus est un exercice délicat, révélateur de votre personnalité et souvent décisif dans le rôle que vous tiendrez ensuite au sein de la société étudiante.
- Bien, qui veut commencer ?
Et là, bien sûr, personne ne se dévoue. Prévisible.
- Je vais donc devoir désigner.
Encore une fois prévisible.
- Voyons donc... Lise Valriez.
Un nom à la française, songé-je.
- Qui est Lise Valriez s'il vous plaît ?
La jeune femme se lève prudemment, passant discrètement sa langue sur ses lèvres visiblement un peu sèches. Le professeur lui lance toutefois son sourire le plus encourageant.
- Allez-y, on vous écoute.
Elle ne sait sans doute pas quoi dire ou par où commencer et les secondes s'égrènent tranquillement, jusqu'à ce qu'elle finisse par lancer, avec un fort accent :
- My name is Lise Valriez, I'm French and...
Il n'en faut pas plus pour que Catalina commence à pouffer près de moi.
- Non mais vous avez entendu ça ? Elle sort d'où elle ?
- And ? insiste le professeur, ignorant la remarque de Cat.
- And...
La nervosité commence à gagner la jeune femme et des chuchotements naissent un peu partout dans la salle.
- And yes, what do you like ? Why are you here? Tell us something interesting about you...[1]
- I... I... I don't know. I...I don't...
L'exercice relève visiblement de la torture pour elle. Et Catalina ne lui est d'aucun secours tandis qu'elle éclate ouvertement de rire.
- I think it's totally unnecessary to insist Mr. Meryn. This poor child must not be gifted with great intelligence ...[2]
Sa réplique a le don de déclencher des rires dans l'assemblée. Quoiqu'elle ne parle pas anglais, la jeune rousse doit le comprendre car elle se retourne pour fustiger de ses yeux Cat. Des yeux d'une couleur surprenante. Etrange. Entre le vert profond et le bleu pur.
- I would ask you to keep your remarks to yourself, Miss Rayon, please. Thanks Miss Valriez, you can sit down please. Kim Poldrick please? [3]
La jeune femme s'exécute sans rien ajouter, laissant une nouvelle jeune femme brune se lever à son tour pour débiter à une vitesse surprenante un court discours visiblement préparé et répété longuement afin de ne pas étirer le calvaire.
- Eh ben dis donc, ajoute Catalina à voix basse en haussant les sourcils, l'année risque d'être longue...
***
[1] Et oui, qu'aimez-vous ? Pourquoi êtes-vous ici ? Dîtes-nous quelque chose d'intéressant sur vous...
[2] Je pense qu'il est totalement inutile d'insister Monsieur Meryn. Cette pauvre enfant n'est sans doute pas douée d'intelligence...
[3] Je vous demanderai de bien vouloir garder vos remarques pour vous Mademoiselle Rayon. Merci mademoiselle Valriez, vous pouvez vous rasseoir... Kim Poldrick ?
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