— Florent ? Comment tu l'imagines ton avenir ?

Clotilde pose souvent des questions de ce genre.

— Bah pour tout te dire je l'imagine plutôt bien.

— Ça m'étonne pas de toi. Je te vois bien avec ton boulot bien payé, ta femme, tes gamins, ton chien qui gambade sur la pelouse, ta belle voiture, le petit repas chez les beaux-parents le dimanche...

Et allez ! Des sarcasmes...

— Tu te fous de ma gueule mais t'es pas loin de la réalité. Parce que toi tu te vois différemment ? Genre en vieille fille, seule avec ses douze chats dans 30m² ?

— T'es con... N'empêche que mine de rien c'est une drôle de question, j'arrive pas à concevoir ce que serait ma vie dans quinze ans, en 2015... Ça paraît loin...

— On sait jamais précisément de quoi demain sera fait, mais je pense pouvoir prétendre à un bon métier qui me permettrait d'acheter une maison à la campagne. J'ai vécu mon enfance dans un appart', donc je connais l'importance pour un enfant d'avoir un minimum d'espace, de pouvoir courir, taper dans un ballon sans craindre de casser quelque chose autour. Puis mes parents disent qu'il est préférable de devenir proprio le plus vite possible, ne pas faire comme eux à attendre la quarantaine...

— Tes parents veulent acheter ? Ça veut dire que tu vas déménager...

— Oui ça fait quelques semaines qu'ils en parlent, mais rien de concret pour le moment...

— OK... Et t'as toujours envie de faire de l'humanitaire ?

— Oui... D'où l'intérêt de bien gagner ma vie... Je me vois mal aider les autres en ayant faim moi-même...

— Ouais je peux comprendre, mais j'ai pas la même approche de la vie que toi... Perso j'aime pas l'idée de me placer sur un rail et de me laisser porter comme un train qui sait exactement où il va, par où il passe... C'est même pour ça qu'après le bac, je ferais bien une fac de philo ou de sociologie, ce qui agace mes parents. Ils veulent que je fasse médecine comme eux. Puis selon eux j'ai aucun avenir avec ce genre d'études...

— Les miens pensent pareil. Ils me conseillent vivement de faire S, ça laisserait plus d'opportunités dans les études post-bac.

— Oui mais justement, moi je préfère encore apprendre des choses à la fac, me cultiver, quitte à pointer à l'ANPE après mes études, que comme l'a fait ma cousine, passer un DSCG pour devenir chef-comptable. Certes elle gagne bien sa vie, mais qu'est-ce qu'elle doit se faire chier avec ses chiffres, ses bilans comptables... Elle gagne vingt mille francs par mois mais travaille cinquante heures par semaine sachant qu'il lui arrive, chez elle, de travailler sur des dossiers, n'a pas le temps et galère à se trouver un conjoint, a toujours des cernes sous les yeux... En gros elle vit que pour le travail, jamais le temps de lire un bouquin, d'aller au cinéma, aucun loisir...

— Vu sous cet angle c'est pas réjouissant, c'est sûr... Mais on peut trouver un milieu... Puis la stabilité est un avantage pour faire de l'humanitaire, ou aider les gens de manière générale. L'infirmière doit être en bonne santé pour bien soigner le malade. Sinon, sur un autre sujet, je suppose que tu refuseras toujours de te marier pour les mêmes raisons...

— Tu connais mon avis sur la question Florent... Je me sentirais prisonnière d'un homme, puis je pense que le mariage est contre-nature, je doute que l'on puisse aimer la même personne pendant cinquante ans.

Je vais éviter d'en rajouter sur le sujet, sinon elle va me ressortir l'histoire du féminisme, Simone de Beauvoir, les Suffragettes, etc.

À quelques pas de nous, deux sans-abri déchirent les sacs remplissant une benne en plastique. Clotilde affiche sa consternation et s'apprête à leur donner un morceau du sandwich qu'elle allait entamer. Tiens ! Le plus jeune des deux est le même que j'ai croisé à plusieurs reprises, celui qui connaissait mon prénom. Clotilde s'approche d'eux. Je suis le pas en cherchant les yeux de cet étrange personnage qui m'avait dévisagé avec méfiance.

— Merci ma grande ! Tu sais, on préfère quand les gens donnent de l'argent, ça se conserve plus longtemps... Mais ils ont peur qu'on s'achète de la vinasse avec leurs pièces, ils veulent même pas qu'on se fasse un peu plaisir dans notre malheur !

Il sourit et évite toujours mes yeux. Pendant ce temps-là, son camarade plus âgé, grand et robuste, aux cheveux blancs et au nez couperosé, continue de fouiller comme s'il n'avait pas remarqué notre présence. Il me fait de la peine malgré l'antipathie qu'il dégage. Ce vieil homme lève enfin la tête et me toise de ses petits yeux méchants.

— Qu'est-ce que t'as toi ? Tu veux ma photo ?

Il crache par terre et reprend sa fouille.

— Excusez-le, il est pas comme ça à la base, mais trente ans de rue, ça vous détruit un homme... C'est bien ce que vous faîtes les enfants, mais ça réparera jamais le mal. À chaque personne qui ignore un bonjour, c'est comme une petite gifle. Et quand les gifles se comptent par milliers, on se blesse, puis on en meurt. Nous autres les gens de la rue, on est déjà morts dans les consciences... Mais c'est normal, on est des boulets après tout... Avant d'être clochard, j'étais comme tous ces gens, je me sentais trop malmené par la vie pour aider des plus malheureux que moi. Je passais vite devant ces types qui me demandaient une pièce quand j'entrais dans une épicerie. Et aujourd'hui je suis à la place de ces mendiants...

Clotilde et moi nous taisons. Que dire de plus après ça ? Si j'avais une baguette magique, le problème serait déjà résolu.

— Allez on va pas traîner là, rien à grailler par ici.

Le plus jeune des deux, au front tatoué, commence enfin à prendre acte de ma présence, comme s'il se résignait, conscient de ne plus pouvoir m'ignorer. Il me regarde avec intérêt, je perçois même, dans ses yeux, une certaine tendresse qu'il s'efforce en vain de contenir.

— Tu lis toujours Tintin ?

La question surprend Clotilde et me frappe le cœur. Je reste sans voix. Évidemment je ne lis plus Tintin à mon âge, mais comment sait-il que je dévorais ses aventures quand j'étais enfant. Ça en devient inquiétant.

— Cette fois on y va vraiment, à la prochaine peut-être... Merci encore pour le sandwich !

Il s'éloigne avec son acolyte et me laisse en plan, avec mes questions dans la tête. Qui est cette personne que je n'ai jamais vu mais connaît mon prénom et mes lectures ? Je lui demande son prénom, il se retourne mais me regarde avec une petite gêne, cette expression qu'ont certaines personnes lorsqu'elles regrettent les propos qu'elles viennent de tenir. Puis il poursuit son chemin et se noie dans la foule...