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J'aurais souhaité envoyer un message à Clotilde hier soir. Mais la réserve dans laquelle je loge en pleine forêt amazonienne ne fournit qu'un confort basique, donc pas d'accès Internet ni téléphone. J'aimerais la remercier pour les photos de la soirée de samedi reçues juste avant mon départ. On a fêté le bac à l'Insolite avec Soraya, Laura, Hugo, Louisa et Anne-So. Je ne parviens pas à me remettre la sortie du bar. J'aurais du faire comme Soraya, ne boire que du coca. Mais j'ai cédé aux tentations de Clotilde qui m'a invité plusieurs fois à goûter les cocktails. Le mal de crâne s'est imposé au quatrième, consommé après deux bières, mais c'est le shooter, petit mais piquant, qui m'a achevé. Le manque d'entraînement...
Du coup je vais attendre le retour en ville prévu ce week-end, le seul moment de la semaine pendant lequel je peux téléphoner et consulter mes mails.
Cette journée en compagnie de Vincent et Olivier, mes deux camarades de chambre, puis du guide Esteban s'annonce éreintante. La pirogue s'introduit dans les profondeurs de la forêt amazonienne, dans l'est péruvien, où nous allons réintroduire des animaux dans leur habitat naturel. Des singes, des perroquets, des toucans, des paresseux, des boas... Mon rôle de bénévole sera principalement de préparer la nourriture et la distribuer, puis de nettoyer les enclos.
Vue d'avion, l'Amazonie m'apparaissait comme une immense masse feuillue, compacte, où chaque arbre se ressemble sur des milliers de kilomètres. C'est près d'elle, en naviguant sur une rivière étroite à l'intérieur de la forêt, qu'elle m'offre ses subtilités. Des arbres de toutes épaisseurs, de toutes tailles, aux feuilles simples ou composées, ovales ou oblongues, colorées de toutes les nuances de vert, servent de terrain de jeu à des singes roux aux yeux espiègles. Un caïman, tête émergée, les yeux figés, se confond avec un rondin de bois dans les eaux brunes du Río Madre de Dios. Je me sens revivre, respirer d'un nouveau souffle dans ce poumon vert, loin de mon quotidien.
La pirogue touche la terre ferme. Une longue marche nous attend. Nous avons pour consigne de ne toucher aucune plante sans la permission d'Esteban.
Voilà deux heures que nous foulons la forêt tropicale, moins effrayante que dans mon imaginaire nourri de stéréotypes. Aucune attaque de jaguar n'est survenue, aucune mygale n'a grimpé nos mollets, puis nous n'avons pas rencontré...
— Ne craignez rien ! Je les connais, ils sont pacifiques.
En fait si ! Quatre Indiens presque nus sortent de derrière un énorme tronc. Ils nous examinent avec curiosité, sans animosité, paraissent plus sages que dans mon imaginaire, je les verrais bien tirer des fléchettes à la sarbacane, en courant entre les arbres, comme dans Tintin.
Nous nous reposons à proximité de la réserve des Indiens. Des Aguarunas, comme me l'a précisé Esteban. Un gobelet d'eau fraîche ne m'a jamais autant soulagé, avec cette chaleur moite qui graisse ma peau.
J'aperçois la réserve de loin. Mes jumelles m'en donnent une vision plus précise : des hommes mangent autour d'un feu, tandis qu'un peu plus loin une vieille femme pilonne de la nourriture dans un pot de terre cuite. Plus à droite apparaissent des enfants nus. Ils sont une quinzaine, munis de bouts de bois, à jouer au bord de l'eau. Des jeux rudimentaires qui font de leurs sourires les plus sincères qu'il m'ait été donné de voir dans ma courte vie. Ils dégagent tous une joie pure, naturelle, inatteignable pour les enfants de chez moi malgré les consoles, les écrans couleur, les jouets sophistiqués, les bonbons multicolores, les fêtes foraines et les contes de fées.
Ici tout paraît simple : leur vie, leur rapport à l'autre et même leur langage en apparence épuré, réduit à l'essentiel, dont j'ai tout à l'heure entendu quelques mots. Comment traduit-on productivité, stress, dépression, addiction, perversion, psychopathe, génocide, suicide dans leur dialecte ? Réponse évidemment inconcevable, même sans parler leur langue.
Esteban annonce la reprise imminente de la marche. Je regarde une dernière fois cette population. Même les adultes, moins enjoués que les enfants, ne montrent aucune lassitude. Leur activité primaire ne les soumet pas à l'ennui, bien au contraire. Je ne serais d'ailleurs pas surpris d'apprendre que même le mot ennui n'existe pas dans leur bulle. Pour eux l'existence est une fête inconsciente, tandis qu'ailleurs la fête n'est qu'une parenthèse nécessaire, un placebo.
Mince ! Les photos ! J'ai promis à Clotilde de beaux clichés de la jungle. Je vais vite en prendre avant de repartir. Le Pérou va me manquer à mon retour en France, mais mes amis et ma famille me manquent aussi. Partout où je me trouve, quelque chose me manque...
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