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Je me sens mieux. Ce petit tour sur le balcon, exposé aux douceurs d'un soir de septembre, m'a allégé la tête. Je retourne à l'intérieur et me sers une limonade sur la table basse recouverte de bouteilles, de paquets de gâteaux apéritifs et d'un cendrier de verre débordant de mégots. Je vais laisser passer un peu de temps avant de retoucher un verre d'alcool. Les trois Maximator et la vodka pomme m'ont déridé mais méchamment assommé, au point de les vomir avant d'aller prendre l'air. Aucun regret ceci dit, il est assez agréable de se laisser porter par l'ambiance, d'avoir le rire facile, ce qui s'avérait mal engagé en début de soirée. En effet, j'ai tout à l'heure rêvé d'être une souris, de pouvoir quitter physiquement cette fête à laquelle j'étais mentalement absent. Les blagues lourdes, les rires gras, les délires à base de sexe ou d'alcool m'étaient indifférents.
Clotilde tente de communiquer, mais la musique, cette chanson roumaine que j'ai entendu tout l'été, parasite sa voix. Elle hausse le ton...
— Ça va Florent ! Tu t'es bien remis ?
— Je me remets doucement.
Je commence même à savourer pleinement cette sauterie chez Clotilde, débarrassé de la nausée et d'un vertige tournoyant, ne profitant que des bienfaits désinhibiteurs de l'alcool. Une Anglaise de passage en France pour une rave party en Ardèche m'adresse à nouveau la parole. Très loquace la fille, l'alcool me la rend sympathique, j'arrive même à échanger avec elle dans un anglais approximatif. Elle me rappelle mes vendanges de l'année dernière, tant son style ressemble à celui de Guizmo. Sauf qu'elle ne fait que raconter du vent en anglais. Puis ces relents atroces, mélange d'herbe, de saucisson et de whisky, qui infectent sa bouche dont la langue est percée d'une rondelle métallique noire et blanche... Quelle horreur ! Elle tente de communiquer...
— You... are... cute !
— Euh... Thank you...
— French kiss ? Vulêvu coochay... avec moâ... ceu soâr ?
Sa fraîcheur était déjà bien entamée quand je suis arrivé, mais là elle commence à m'inquiéter. Clotilde a de sacrés phénomènes comme amies. Elle capte mon regard de ses yeux injectés de sang et peine à s'exprimer.
— Look... at... my... tongue... dude.
Sa langue recouverte de granules blanchâtres tortille hors de sa bouche. Son regard malicieux m'invite à observer de près son organe. J'approche l'œil et remarque deux mots gravés sur son piercing : Cum Here. N'importe quoi...
— Kim arrête d'embêter Florent !
— Y a pas de soucis Clo ! Elle est spéciale mais pas méchante...
Kim court vers des convives installés sur un divan. Je me sens m'éloigner de la fête, je décide alors de m'alcooliser en goûtant le contenu de cette bouteille blanche de Piña Colada. J'avale la boisson en regardant Kim faire du rentre-dedans à d'autres mecs visiblement plus réceptifs que moi. Clotilde m'a un peu parlé de cette Kim, elle l'a rencontrée sur Internet. Sur un forum consacré aux musiques électroniques. Elle a vingt ans, vit à Manchester et aime les rave parties. Elle en a une de prévue ce week-end en Ardèche, avec Clotilde. J'ai aussi appris qu'elle la joue libertine en soirée mais pleure les lendemains. À ce propos, je la trouve parfois curieusement câline avec Clotilde, bien plus que ces filles main dans la main qu'il était fréquent de croiser au collège.
Les joints circulent d'un fauteuil à l'autre et empestent l'appartement, je sors respirer l'air frais. Deux personnes également de la soirée fument devant la porte de l'immeuble. Je m'installe sur un muret et consulte mes messages. La rue est calme, hormis ces deux voix sortant de derrière la vitre opaque de l'arrêt de bus. La voix féminine me fait une impression de déjà-entendu. Je relis le message de Bertrand. Il me promet une nouvelle raclée lors de notre prochaine partie de Tekken. Il fait le malin, mais sa mère va lui en mettre une quand elle apprendra que son fils lui a emprunté son téléphone. Sacré Bertrand...
La fille de l'arrêt de bus parle fort, semble remontée...
— Tu crois quoi Diego !? Que j'ai pas la mort quand je le vois se pavaner tout fier avec ses cheveux mi-longs et ses bottines de cuir, avec son pote là, celui qui parle pas trop et qui se roule des gros splifs devant Claude B...
Diego ? Aucun doute, c'est Ophélie que j'entends. J'ignore de qui elle parle mais elle lui en veut. Ça fait drôle après tout ce temps.
— Je lui pardonnerai jamais le mal qu'il m'a fait, mais je te dis que c'est pas une solution de le tuer, ça nous causerait que des problèmes ! Aujourd'hui j'aimerais passer à autre chose...
— Tu sais très bien pourquoi je veux pas le lâcher ! Déjà que c'est moi qui t'ai soutenue quand il t'a trompée, je t'ai empêchée de te foutre en l'air plusieurs fois, je t'ai mis des coups de pied au cul quand tu te laissais aller à te faire bouillave par des pélos de tous les quartiers, mais il a fait autre chose que j'ai pas aimé...
— Oui je sais, l'histoire avec ton pote kharlouche...
— Arrête de parler comme ça genre t'es une beurette... Ouais il a fait le nerveux avec un pote, il lui a massacré le visage en le prenant par surprise. Depuis il est complètement amoché, couvert de traces de contusion, il galère encore plus qu'avant pour trouver une meuf. La prochaine fois que je le croise à un contre un, sans son pote balèze, je lui mets la misère !
— Tu veux dire quoi par mettre la misère ? Je te connais Diego...
— Bah j'sais pas, lui mettre la misère quoi. Les types comme lui faut les fumer, il a quelque chose de malsain ce pélo, il regarde les gens bizarrement, toujours avec son sourire de traître.
— Déconne pas je veux pas que t'ailles en prison...
— T'inquiète pas je te dis... je suis pas une baltringue, si je veux le tuer ça laissera pas de traces, en plus je peux trouver des complices...
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