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     Je vois souvent, pendant la pause, ce mec au regard torve tenter de rejoindre un groupe – des gens de sa classe faisant cercle aux abords du préau. Ce type, avec ses yeux de suspect, pose timidement un pied à moins d'un mètre de la troupe. Les coudes se rapprochent instinctivement. Le groupe se protège comme un organisme attaqué par une bactérie. Et le pauvre type comprend le message, se tient éloigné. Tout à l'heure dans la queue, à la cantine, un groupe de filles disait ne pas aimer être suivies de près par ce mec. L'autre jour, devant l'entrée, des collégiens l'appelaient le psychopathe. Ils parlaient au second degré. Quelle erreur... Ils ne mesurent pas l'inquiétante justesse de leurs mots.

    Parce que ce type, avec son air sérieux renforcé par de fines lunettes rectangulaires, ses épaules basses et ses vêtements quelconques, sans style particulier, sans marques apparentes, devrait susciter la peur au lieu de la moquerie.

     Je repense à ce cours d'anglais lors duquel nous avons discuté du port d'armes aux États-Unis. Ces jeunes Américains, auteurs de la fusillade de Columbine, avaient un profil similaire à cette personne isolée, adossée à un mur, qui chaque matin rejoint les couloirs de Claude B tel un fantôme, invisible et silencieux.

     En ce moment, je fixe ce personnage d'un air neutre, sans méchanceté ni sarcasme. Je ressens sa gêne. Il évite mes yeux, mastique péniblement sa barre chocolatée, regarde son téléphone pour la cinquième fois. Mais derrière son air blasé, d'une inexpressivité forcée, je perçois, en plus de son embarras, un sentiment bien plus terrifiant, dans sa forme la plus brute. Je capte sa haine. Sa haine contre le monde. Contre lui et les autres. Lui : son Je ; les autres : son Tu. Le Tu lui est inaccessible, terrifiant. Seul le Je se trouve à portée de sa haine. Une haine certes contenue à un stade primitif, assimilable au fœtus d'une créature maléfique qu'il conviendrait d'avorter en urgence. Tâche impossible... Nous ne pouvons qu'endiguer son développement, la maintenir en l'état d'un fœtus éternel destiné à ne jamais voir le soleil. Ce garçon semble habité d'un tempérament docile, d'une relative bonne santé mentale malgré sa solitude. Ses barrières mentales, construites par l'éducation, sont certainement plus solides que ses rancœurs. Peut-être même qu'il est du genre simplet, innocent, doté d'un esprit peu subtil, par conséquent hermétique à la haine.

     Mais serait-il si surprenant de trouver de la haine chez ce personnage ? Il est si gentil, me diront les bonnes âmes apitoyées, dans un moment d'ennui, pour celui qui leur prouve qu'il existe plus à plaindre qu'elles. Ce qui en soi n'est pas faux. Pour les filles : gentil car trop fiotte, trop laid pour conquérir leur cœur avant de le briser. Pour les garçons : gentil car il incarne le concurrent éliminé d'office de la compétition sexuelle. Pour ses professeurs : gentil car il suit le cours sagement, leur assure la tranquillité. Il représente donc pour les autres, dans l'enfer de leur vie, un bout de paradis : calme et paisible, bien qu'ennuyeux.

    En revanche, dans le cœur d'un garçon de ma génération, exposé au même monde que moi, aux mêmes émissions télé que moi, aux mêmes films que moi, aux mêmes pubs que moi, aux mêmes sujets de conversation que moi, que peut-il bien naître d'autre qu'une jalousie légitime ? Que se passe-t-il dans sa tête ? À quoi pense-t-il quand il voit celui qui lui place des croche-patte dans les couloirs enlacer une jolie brune ? Quand il entend une voix masculine raconter ses frasques sexuelles ? Quand il voit ses camarades sympathiser, former des couples, rire ensemble, vivre toutes sortes d'expériences formatrices de leur jeunesse, le tout naturellement ? Quand seul devant une série pour adolescents, il assiste à une scène où le beau quaterback de l'école, dans la pénombre d'une nuit d'été, à l'arrière d'une Chevrolet, emporte la virginité d'une Miss Campus sur fond de balade pop-rock ? Pour être plus concis, quand il sent lui échapper ce à quoi tout adolescent normal est censé avoir droit ? Toutes les époques ont connu des individus de cette trempe, mais aujourd'hui les téléviseurs, les radios et les écrans d'ordinateur lui fournissent une fenêtre sur ce monde qu'il a mille et une raisons d'abhorrer, auquel il n'est qu'un spectateur insignifiant, où pour lui tout est visible mais rien n'est accessible. Alors quoi d'autre qu'une haine virale peut naître dans l'esprit de cet animal cloîtré dans une prison sans murs ?

    Sa situation peut encore s'améliorer à son âge, à condition que son mental soit assez fort pour contrer les pensées négatives qui, déjà bien accrochées à son inconscient, le hantent et agissent comme des termites prêtes à dévorer le moindre sursaut positif.

    Nous devrions alors tous craindre qu'il finisse, un jour, par trouver en lui un instinct, une impulsion entraînant l'extériorisation jusqu'au Tu de sa haine, libérée comme un vomi contenu dans son estomac des années durant. Très peu probable cela dit qu'il commette un acte aussi extrême que les adolescents de Columbine, car son regard de cocker larmoyant et sa gestuelle maladroite me laissent penser qu'il est bel et bien simplet, le genre de brave gars qui vivra vieux garçon chez sa mère à cinquante ans, comme le Fils-à-Maman de mon voisinage, armé d'une empathie plus forte que son ressentiment. Mais sa docilité apparente pourrait tout de même masquer une rage muette de bête vaincue pouvant, un jour ou l'autre, se faire plus criante, résonner à la face du monde. Car il s'agit bien d'une bête vaincue. Vaincue, mais en vie. Blessée sans être achevée, souffrante jusqu'au dernier souffle. Les chances qu'une vengeance ait lieu sont minces... mais pas inexistantes ! Il suffirait d'une étincelle, à l'instant T, une des rares secondes où sa haine surpasserait ses barrières mentales, pour que son fœtus s'accroisse soudainement, tel un Big Bang, et surgisse hors de lui.

    Si le monde n'était soumis qu'à une simple et bestiale loi du plus fort, comme chez les lions, ce genre d'être vaincu, si faible, s'éteindrait d'une mort instantanée dès les premiers assauts du dominant. Éjecté du monde des vivants par la première brute croisée sur son passage, il ne verrait couler son sang qu'une fois, abondamment.

    Mais dans mon monde civilisé, confortable, hygiénique, celui qui m'a vu grandir, peuplé d'individus effrayés par la mort et le sang, drogués au plaisir et allergiques à la douleur, le faible – qui peut prendre diverses formes autres que physique – subit aussi, de manière plus sournoise, les attaques du fort. Sauf qu'une mort immédiate ne viendra pas le sauver, ce faible. Non... Mes contemporains civilisés, par charité, par bienveillance, le laissent respirer le même air que ses prédateurs. Le droit à la vie comme ils disent. Le droit à soixante-dix ans d'errance. Soixante-dix années à se regarder saigner... Et mourir.

    Dans mon vingt-et-unième siècle occidental, loin des temps médiévaux où les Vierges de Fer transperçaient les sorcières, où les chats brûlaient les soirs de fêtes de la Saint-Jean ; loin du Tiers-Monde où des enfants-soldats, sourires aux lèvres, exhibent des têtes décapitées dans des rues délabrées, les inadaptés supportent la volonté de puissance des plus forts. Seulement c'est plus moralement que physiquement qu'ils l'endurent. Et surtout moins violemment que longuement.

    Si l'âme de ce triste individu se constituait, au même titre qu'un muscle, de chair et de sang, elle pullulerait d'éraflures, fines et éternelles, encore humides, toujours brûlantes, jamais cicatrisées. Toutes tracées une à une, jour après jour, semaine après semaine, libérant le sang au compte-goutte.

    De nos jours, la chair déchirée horripile nos cœurs sensibles. Nous tournons de l'œil quand le sang coule à flots. Personne n’oserait taillader les joues roses de ce pauvre type, percer ses yeux qui réclament pitié ou encore graver un sourire aux commissures de ses lèvres. La simple vision d’une lame aiguisée nous horrifie, puis ce serait trop brutal, trop peu conforme à notre monde où seul le Beau doit s'afficher. Nous nous verrions de trop près, écœurés par notre visage hideux. Nous sentirions l'odeur ferreuse de ce sang dont nous refusons de voir la couleur. En quelque sorte, le meurtre aurait un prix : la vision déplaisante du sang coulant d'un corps abîmé.

    En revanche, quelque chose d'invisible le reste même quand cette chose est détériorée. Par conséquent, l'âme éraflée de ce pauvre gars, isolé tel un pestiféré au milieu d'une cour indifférente, ne tourmente personne. Pourtant les centaines de petits prédateurs insouciants venus un à un, depuis une quinzaine d'années, y planter leur lamelle, les yeux illuminés d'une malice d'enfant arrachant les ailes d'une mouche, participent tous bel et bien à un long meurtre collectif sans en payer le prix, la conscience tranquille, épargnés du poids de leur conscience. Épargnés de la vision du sauvage vivant en eux. Cette part sauvage qu'ils cherchent à expulser comme ce bouc autrefois chassé dans le désert. Cherchent-t-ils vraiment à l'expulser ? Ou juste la réduire à l'état de virus : invisible, inodore, indolore mais tellement plus efficace ? Quoi qu'il en soit, je trouve prodigieuse cette capacité à faire converger les extrêmes. L'Homme se civilise, se sublime, quand l'animal vivant en lui montre ses atouts les plus destructeurs, de même que le soleil embellit vu d'en haut, dans l'espace, entouré de sa nuit cosmique.

    Ce type à l'âme éraflée s'apprête à filer, résigné, tel un chien errant en quête d'un nouveau maître, soucieux d'éviter tous ces yeux qui l'entourent par dizaines, de peur d'endurer un regard moqueur, une remarque acerbe, en substance dans la crainte d'une nouvelle éraflure. Ils sont des millions comme lui, à arpenter les rues, condamnés à côtoyer des prédateurs aux sourires d'anges, et à regarder leur vie se consumer. Certains envisagent même le suicide, la haine du Je poussée à son paroxysme.

    — Dany !

    Mais ceux-là aussi, ces âmes éraflées, pour la plupart bien intégrés à leur époque, s'épouvantent à l'évocation de la mort et la vue du sang, ce qui leur coupe l'envie de plonger leur tête dans un nœud coulant ou glisser dans leur bouche le canon métallique d'une arme à feu. Trop radical, trop rapide, trop brutal pour ces rejetons d'un monde aseptisé. Eux aussi par conséquent préfèrent se tuer sans violence, égratigner leur Je petit à petit, cigarette après cigarette, sucrerie après sucrerie, verre après verre, gramme après gramme... Jusqu'à ce que la vie se lasse d'eux comme d'un jouet usé...

    — Oh ! Dany !

     Jason ! J'ai oublié tout le monde...

    — Hein ? Quoi ?

    — Bah comme prévu on y va !

   — Oui... J'étais dans mes pensées.

   — Je vois ça... Ça fait cinq minutes que t'es sur Mars. Reviens avec nous...

    Quelle erreur mon pauvre Jason, j'étais bien sur Terre. Seulement j'en observais une facette que tu ne verras jamais...

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