7

4 minutes de lecture

C'est fini. Le générique défile en même temps que les lumières se rallument. On s'est bien marré devant ce long métrage de South Park, décapant, satirique, en somme à l'image de la série que je regarde parfois chez Ludo sur le câble. Roubine nous propose de vite retourner au quartier. Ses parents l'attendraient. C'est ce qu'il dit, mais je sais qu'il cherche à esquiver son défi. Je vais dès maintenant le remettre dans le bain.

— Roubine ! La fille est là-bas, dans le hall d'entrée, elle va sortir.

— Laisse tomber Dany il va rien faire, il a peur des filles, laisse tomber...

Atteint dans son orgueil, Roubine traite Ludo de menteur et se rend vers la brune au teint laiteux, embellie d'un décoletté tacheté de couleurs chaudes. Elle quitte le hall avec son groupe.

Roubine lui tape l'épaule en douceur. La fille le dévisage d'un air étonné, son regard dit quelque chose comme Qu'est-ce que tu me veux?, et Roubine reste sans voix pendant dix bonnes secondes. Mes deux autres compères affichent un sourire consterné. Cette situation m'atterre également. Notre ami finit néanmoins par se ressaisir. Une petite phrase toute simple mais sans ambiguïté achève son silence :

— Salut ! Tu veux sortir avec moi ? demande-t-il, rougissant.

La demoiselle le fixe avec mépris. Son groupe d'amis observe la scène de la même manière. De notre côté, Vincent et moi pouffons de rire tandis que Ludo s'insère dans la discussion :

— Allez t'as pas envie d'un rouquin ? Ou d'un grand brun comme moi ? Un grand brun ?

— Même pas en rêve ! En plus mon copain attends dehors. Et il va pas apprécier.

L'adolescente, suivie de ses amis, ne tarde pas d'ébruiter cette lamentable tentative de séduction auprès d'un type plus vieux que nous, certainement le petit copain en question. Un mec petit mais trapu, à l'image d'un tonneau. Des petits yeux méchants sous d'épais sourcils noirs. Un nez rond et cabossé. Une bouche aux lèvres fines, fermée comme si elle était cousue. Une mâchoire carrée puis un corps musclé bien que gras comme en témoigne son ventre proéminent. Je commence à regretter d'avoir aperçu cette fille. Mes camarades ne font pas non plus les fiers. De plus il est accompagné de types pas commodes. Nous feignons de ne pas les avoir vus et accélérons le pas.

— Eh vous là-bas ! Je veux vous parler ! crie le copain de la fille.

Merde ! Gros malaise en vue ! Il va nous casser la gueule ! Nous poursuivons notre marche en faisant la sourde oreille, mais le type accourt vers nous. L'instinct de survie nous pousse à en faire autant. C'est alors que commence une course-poursuite dans la Rue Nationale. Les passants médusés par nos slaloms abrupts se retournent sur notre passage. Juste avant d'atteindre l'église, nous bifurquons à gauche dans une rue piétonne menant vers une fontaine. Je me retourne. Il se rapproche. À peine je reprends ma posture initiale que je m'aperçois de la présence sur mon passage d'une petite vieille apeurée. J'arrête net ma course et le balaise en profite pour m'attraper les cheveux sous le regard outré de la vieille. C'est qu'il fait mal ce con !

— J'aime pas qu'on emmerde ma copine !

Le mec me jette sans précautions sur le sol pavé. Mes compagnons ne m'abandonnent pas, puis Roubine cogne mon agresseur sur sa joue droite. L'animal cligne des yeux comme s'il avait reçu une éclaboussure. Mon pote a sûrement agi ainsi pour se racheter. En vain, étant donné que le copain de la brune du cinéma n'a pas bougé d'un iota, a juste déplacé son attention sur Roubine.

— Eh ! Mais je te connais toi ! T'étais dans la classe de mon petit frère en CM2. C'était toi Roubignole ? Avec ses cheveux roux ? Il m'a beaucoup parlé de toi, t'étais déjà une tapette à l'époque.

— Tu m'appelles pas comme ça !

Roubine redonne un coup de poing au même endroit, cette fois plus percutant, mais pas assez pour impressionner la brute. La réaction est impitoyable : un vif uppercut vient heurter le visage de Roubine en son centre. Le bruit sourd de l'impact ne présage rien de bon. Un sang épais s'échappe en effet du nez aux tâches brunes. Vincent et Ludo aident Roubine à se relever. Une poignée de passants marche à proximité, pour la plupart seuls. Personne ne nous remarque, du moins ne veut nous remarquer. La peur les domine.

— Viens ! Dany ! On s'en va !

Je suis la recommandation de Vincent après un dernier regard méprisant sur notre adversaire.

— Ouais ouais c'est ça barrez-vous... vous avez pas intérêt à me recroiser... dit-il à voix basse

— Ce serait trop facile de vous éclater... ajoute-t-il.

Cette remarque est de trop. Une envie de lui prouver le contraire me démange. Sali dans mon orgueil, j'éprouve comme un besoin de lui faire regretter son trop-plein d'assurance. Allez ! Je me lance ! Je vais juste m'approcher d'un pas pour que ma jambe puisse l'atteindre et hop ! Jambe droite levée en angle droit, tel un automate, direction l'entrejambe. Sa grimace me réjouit et j'alerte mes camarades d'une voix forte :

— Maintenant on peut se barrer !!!

Nous démarrons au quart de tour tandis que l'ennemi, inerte, les mains disposées sur les organes endoloris, souffle péniblement.

— C'est pas possible d'être aussi con ! C'est pas possible ! hurle Ludo.

— Ta gueule et cours ! Et y aura pas de malaise !

C'est la première fois que je bats quelqu'un. J'ai vu la crainte dans ses yeux. Le respect aussi. Un sentiment de libération m'a parcouru quand le coup est parti. Mon cœur s'est gonflé de sang. Une vibration interne a parcouru mon abdomen. Quelque chose de jouissif et inexplicable, une pulsion, un appel venu de loin. Une sensation d'entièreté jamais ressentie dans ma courte existence. Comme si je découvrais un nouveau membre jusqu'ici refoulé, un membre essentiel, supposé prendre dans ma vie la même importance que le cerveau ou le cœur...


Annotations

Vous aimez lire Frater Serge ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0