II
Trottinant joyeusement, Camélys rejoignait la cour du château. Elle était sûre que Kélima, de retour de son habituelle promenade matinale, s’y trouverait. Probablement en train de se chamailler avec, Amali, sa gouvernante, qui se plaignait chaque fois de ses escapades non accompagnées. Descendant le grand escalier en pierre, recouvert de son élégant tapis de velours bleu, elle croisa quelques servantes qui se dirigeaient vers les cuisines. Elle fronça les sourcils en constatant que leurs visages ne lui disaient rien, mais continua son chemin.
Une fois hors du château, elle repéra immédiatement sa sœur, qui, comme elle l’avait deviné, se trouvait bien avec Amali. Cependant, elle grimaça en constatant que Dérterus, le conseiller de leur père, était là aussi. L’homme, petit et ventru, possédait une longue barbe grise et clairsemée. Il claudiquait, aidé de sa canne, depuis plusieurs années et prenait un malin plaisir à réprimander les deux princesses dès qu’elles avaient le malheur de commettre un impair.
D’un pas devenu lent, elle rejoignit Kélima. Alors qu’elle approchait, elle put entendre les remontrances d’Amali, couplées aux avertissements de Dérterus. Lorsqu’elle aperçut Camélys, Kélima lui adressa un grand sourire, s’attirant ainsi de nouvelles remarques de sa gouvernante. Le conseiller royal, lui, se tourna vers l’origine de son sourire.
— Princesse Camélys ! Mérédia ne vous a pas dit que votre père vous attendait dans son bureau ?
Camélys haussa les épaules.
— Possible. Je n’écoute pas vraiment quand elle parle.
Kélima pouffa et les deux sœurs s’adressèrent un regard complice.
— Vous aussi, mademoiselle Kélima, vous êtes attendue dans le bureau du roi.
Camélys vit le visage de sa sœur changer. Son sourire amusé laissa la place à une expression sombre. Ignorant désormais Dérterus et Amali, Kélima se dirigea vers le château d’un pas rapide et lourd.
— Ça fait quatre ans, murmura Camélys quand Kélima se fut éloignée. Quatre ans qu’il l’a adoptée et vous la traitez encore comme une étrangère.
— Princesse ce n’est pas… commença Dérterus.
— Elle aussi en est une, le coupa-t-elle en faisant volte-face pour rejoindre Kélima qui passait la porte.
Courant pour la rattraper, elle entra en trombe. Sa sœur commençait déjà à monter les marches menant au premier étage où se situait le bureau du roi. Elle se précipita vers elle et, alors qu’elle arrivait derrière elle, trébucha. Emportée par le choc et le poids, Kélima bascula en avant. Elle tendit ses bras dans un geste réflexe. Un cri aigu échappa aux deux adolescentes qui dévalèrent les cinq premières marches de l’escalier.
Alertés par le bruit, plusieurs servantes et soldats accoururent, de même qu’Amali et Dérterus qui venait d’entrer.
— Par tous les dragons ! s’écria Amali en s’agenouillant devant les princesses.
La gouvernante examina le corps de Kélima, puis de Camélys sous toutes les coutures avant de soupirer de soulagement. Camélys jeta un œil à sa sœur dont les yeux étaient embués. Elle était sûre que ses larmes naissantes ne venaient pas de la chute, mais bien des mots prononcés par le conseiller royal. Elle la vit les chasser d’un battement de cils et sa gorge se serra.
— Mais enfin, qu’est-ce qui vous a pris ? s’exclama Dérterus.
— Eh bien, commença Camélys. Je me suis dit que vu que nous étions en retard, il nous fallait une bonne excuse pour ne pas être grondées par Père.
La remarque fit mouche. Dérterus soupira bruyamment tandis qu’Amali inspirait avec lenteur pour ne pas se mettre en colère, mais les servantes et les soldats présents pouffèrent plus ou moins discrètement. Camélys jeta un nouveau coup d’œil à Kélima et vit que celle-ci souriait. Les deux princesses se relevèrent et pendant que le conseiller et la gouvernante reprenaient leurs réprimandes, elles montèrent l’escalier bras dessus, bras dessous.
Frappant à la porte, elles attendirent patiemment l’assentiment de leur père. Elles poussèrent le battant en bois puis entrèrent en silence. L’immense pièce lumineuse était décorée avec une élégance inattendue pour un bureau. Trois des quatre murs étaient recouverts de tapisseries représentant les grands dragons et les premiers sorciers. Sur le quatrième mur, une magnifique et monumentale bibliothèque présentait plusieurs centaines d’ouvrages aux sujets variés. Elle était construite de façon à s’imbriquer parfaitement avec la grande fenêtre qui donnait à la pièce toute sa lumière. Devant celle-ci trônait un bureau gigantesque ainsi qu’un fauteuil en velours rouge. Au centre de la pièce, plusieurs divans encadraient une longue table basse sur laquelle reposaient cartes et documents.
Leur père était assis sur l’un d’entre eux et consultait avec concentration une pile de feuilles qu’il tenait entre ses mains. Il releva brièvement la tête et leur sourit.
— Venez vous asseoir les filles, leur dit-il en replongeant dans sa lecture.
Les deux princesses obéirent, toujours en silence, et prirent place sur le divan d’en face. Durant près d’une minute, le roi continua ce qu’il faisait, puis, enfin, il posa ses documents et releva la tête vers elles.
— Bien ! s’exclama-t-il. Si je vous ai fait venir, c’est pour vous parler du Bal de l’Union. Vous n’êtes pas sans savoir qu'il est d’une importance capitale pour le Saeit et pour tout le continent d’ailleurs. Les habitants de tout Basïan ne pourront continuer à vivre comme à leurs habitudes que si nos accords perdurent.
Les deux princesses hochèrent la tête.
— C’est le tout premier Bal de l’Union depuis la mort de mon père, reprit-il. C’est pourquoi je veux que tout soit parfait. Exactement comme ça l’était de son…
Le bruit de coups frappés à la porte l’interrompit.
— Entrez !
Sario, le majordome royal, entra accompagné d’une femme inconnue. Ses cheveux blonds bouclés et ses yeux bleus glacier rappelèrent à Camélys ceux de Kélima. Le regard de la femme oscilla entre les membres de la famille et s’arrêta un instant sur Kélima.
— Les filles, je vous présente lady Malika Amendi, déclara leur père en se levant. L’un de nos plus importants invités au Bal de l’Union.
Les adolescentes la saluèrent d’un hochement de tête tandis que Malika effectuait une gracieuse révérence.
— Lady Amendi, voici Camélys et Kélima.
— Ravie de vous rencontrer, déclara la lady d’une voix douce.
— Également, répondirent simultanément les princesses.
Malika leur adressa un sourire amical.
— Bien, loin de moi l’idée de vous congédier, cependant j’ai encore du travail et, maintenant que les présentations sont faites, je vais pouvoir m’y remettre. Lady Amendi, vos bagages ont d’ores et déjà été montés dans votre chambre. Sario, veuillez l’y conduire afin qu’elle puisse s’installer. Lady, n’hésitez pas à lui à vous adresser à lui si vous avez besoin de quoi que ce soit.
— Je vous remercie votre majesté.
Le majordome guida la lady vers la sortie, puis referma la porte derrière eux.
— Quant à vous, les prochains jours vont être chargés. Pour être sûr qu’il n’y aura pas d’impairs, dit-il en appuyant son regard sur Camélys. Vous suivrez de nouveau des cours de bienséance avec Dérterus.
— Oh pitié non ! s’exclama Camélys.
— Et c’est justement pour ce genre de langage que ces cours sont nécessaires.
— Mais papa… pas avec lui, pleurnicha-t-elle.
Du coin de l’œil, Camélys aperçut le sourire moqueur de Kélima. Elle lui pinça le bras et s’attira un regard désapprobateur du roi.
— Camélys, gronda-t-il.
— Nous y assisterons, intervint Kélima avant que sa sœur ne reprenne la parole.
— En voilà une de raisonnable ! Allez, maintenant oust, j’ai du travail.
Les deux princesses se levèrent et se dirigèrent vers la porte. Lorsque Camélys posa sa main sur la poignée, le roi reprit la parole.
— Kélima ?
Les deux sœurs se tournèrent vers lui.
— Oui ? demanda l’adolescente.
— Tout va bien ? lui demanda-t-il d’un air soucieux.
Kélima hocha la tête.
— Oui, bien sûr, pourquoi ?
— Tu n’as pas vraiment l’air dans ton assiette. Si quelque chose ne va pas, tu peux m’en parler, tu sais.
— Oui, je sais. Je vous remercie, répondit-elle avec un sourire que Camélys reconnut sans problème comme forcé.
— Tu n’es pas obligé d’être si formel avec moi, ça aussi tu le sais ?
Elle hocha une nouvelle fois la tête avant d’inciter sa sœur à ouvrir la porte. Les deux princesses quittèrent le bureau et avant que Camélys n’ait pu dire quoi que ce soit, Kélima s’éloigna pour se diriger vers sa chambre. Avec un soupir, l’adolescente redescendit l’escalier.
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