2 - Corruption and justice (2/3)
Tandis que Mamford et la Gouverneure font tourner le monde à leur avantage, ce même monde suit son cours pour Charles Sullivan. Après le vieux pont suspendu d’Ernest Bridge, surplombant Coffin Island à quelques encablures du centre des affaires et ses gratte-ciels, on trouve le quartier populaire d'Ernest. C'est au bout de ses longues avenues que le tramway et le vieux métro bringuebalant de la banlieue se rejoignent.
Ici, c'est plutôt tranquille. Les quelques bars aux pieds des immeubles offrent un endroit convivial pour les habitants cherchant à décompresser après le travail. Les étudiants des différentes universités aiment s'y retrouver après avoir mangé un hamburger au fast-food du coin. C'est ici que vit la population au revenu modeste. Les ni riches, ni pauvres.
Les immeubles se ressemblent tous, ils ne font pas plus de six étages et ont tous un étroit escalier en pierre faisant la jonction entre la rue et le perron. Ils sont tous collés les uns aux autres afin de gagner de la place mais sont différenciés par une couleur de mur variant du vert au rouge. L'usure du temps commence à marquer le bois et les peintures s'écaillent malgré les rénovations ponctuelles.
Charles et Anastasie Sullivan vivent au numéro 137 de la plus belle avenue du quartier d'Ernest. Au cinquième étage de ce dernier, se trouve un modeste appartement familial sans prétention ni originalité. Il y a quelques mois encore, c'était le refuge d'un couple sans histoire qui passait ses journées au travail avant de se retrouver pour le dîner et refaire le monde. Tout allait pour le mieux avant qu'un bébé ne vienne gâcher cette routine.
Voilà maintenant cinq mois que Charles s'est vu contraint d'élever le fils de son meilleur ami, assassiné dans d'étranges circonstances. Charles n'était pas prêt à recevoir un tel fardeau. Mais il n'a pas eu le choix. Il doit honorer la mémoire d'Edward et Norah Entwistle en s'occupant de leur orphelin. Désormais, il est papa, et ce, même s'il a beaucoup de mal à l'admettre.
En revanche, cela ne semble pas déranger Anastasie plus que ça, elle qui a beaucoup mieux accepter la situation. Mais l'arrivée soudaine de ce bébé chez les Sullivan, a durablement perturbé le quotidien paisible du couple. Charles est de plus en plus distant avec sa femme. Il n'ose plus la toucher le soir, il rentre tard du travail et il ne préfère pas s'occuper de son fils adoptif. Il n'est pas encore prêt à assumer ce rôle mais surtout, il n'est pas encore prêt à accepter la mort de son meilleur ami.
Ce matin-là, Charles semble très préoccupé. Comme à son habitude, avant de partir au travail, il lit les nouvelles annoncées dans le Karma-post. Assis à la table de la cuisine, tandis que sa femme dort encore, il glisse son index sur l'écran flexible du journal afin de chercher l'article qui l'intéresse.
« Un enfant enlevé à... »
— Non ce n'est pas celui-là.
« Une célèbre jet-setteuse retrouvée morte à Hawaï dans des circonstances encore floues... »
— Non plus... Ah ! s'exclame-t-il enfin en lisant le titre de l'article suivant.
« Sonny H. Mamford relâché ! »
« Hier soir, vers 18h00, la Gouverneure d'État, Estelle I. Simpson, prend la décision de relâcher Sonny Mamford, le neveu du richissime homme d'affaire, bienfaiteur de Karmapolis. Petit rappel des faits :
Le 5 Mars dernier, Sonny Mamford, membre éminent de la famille Mamford, passe la nuit dans le Splitzer, un bar de nuit de la 125ème avenue. D'après le barman, il aurait passé la soirée, accoudé au bar à boire plus qu'il n'en faut. Il se serait énervé sur les coups de 6h00 du matin et aurait sorti un revolver en menaçant le barman qui refusait de lui servir un autre verre. « Il m'a menacé avec un semi-automatique, confirme Mr Crawsky, patron du Splitzer. Je ne comprenais pas, il avait l'habitude de venir ici mais dernièrement, il ne faisait que boire. Il disait que ça l'aidait à oublier... » N'écoutant que son courage, Mr Crawsky parvient à appeler la police. Ces derniers arrivent sur les lieux et tentent de négocier avec l'homme visiblement ivre. Les trois agents Clemens, Arnold et Fish se font descendre en pleine rue alors qu’ils étaient parvenus à faire sortir Santiago Mamford. Ils avaient tous les trois une famille, des amis et en l'espace de quelques secondes, tout s'est envolé. M. Mamford a pris la fuite mais s'est vite fait rattraper quelques rues plus loin. De nombreux témoins ont vu la scène. Des voisins du Splitzer ont assisté aux événements depuis leur fenêtre et tous affirment que c'est Sonny Mamford qui a tiré.
Mais très vite, des soupçons de complot pleuvent afin de disculper le neveu de la cinquième puissance mondiale. On dit qu'il a été drogué, puis manipulé dans un moment de faiblesse. Franklin M. Mamford, alors en pleine procédure de divorce avec sa femme, Irina Kowalskina, n'a pas voulu s'exprimer sur le sujet. En revanche, Camélia Mamford, la mère du suspect nous dit que son fils paraît plus perturbé depuis le départ de sa sœur à l'étranger. « Il était très proche de Norah, admet-elle à notre correspondant. Il ne comprend pas pourquoi elle est partie sans donner de nouvelles... depuis, il n'est plus le même » Ainsi, tout porte à croire que Sonny, sous le coup de l'alcool a littéralement « pété les plombs » et s'est mis dans une situation embarrassante.
Mais dernièrement, de nouvelles preuves tendent à confirmer la thèse du coup monté. En effet, on aurait retrouvé quelques jours plus tard sur les lieux du crime, une boîte d'amphétamines synthétiques entièrement vide. Les analyses du laboratoire ont confirmé la présence d'empreintes mais aucune ne correspondent à celles de Santiago. Dès lors, l'affaire est reconduite au tribunal. Les Mamford crient à l'injustice et à la manipulation. Mais Mme Simpson, qui défend la partie civile et les trois policiers tués, estime que le suspect n°1 dans cette histoire reste celui qui a appuyé sur la gâchette. De plus, l'agent fédéral Charles Sullivan, en charge de l'affaire, estime que Mr Mamford n'aurait pas pu ingurgiter une telle quantité d'amphétamine sans en ressentir des effets plus importants. « Ce type d'hallucinogènes peut entraîner la mort, nous rapporte l'agent Sullivan. Il n'est pas possible qu'il soit encore debout après l’avoir « soit disant » drogué […] De plus, ajoute-t-il. On ne retrouve aucune trace de ces amphétamines dans le sang du suspect. »
En effet, tout ceci ne semble pas très clair, mais l'enquête avance lorsque le laboratoire identifie, enfin, les empreintes digitales sur le médicament. Finalement, tout désigne le docteur Mitchell qui aurait... »
Ne souhaitant pas en lire d'avantage, Charles pose la plaque de polymères sur la table avec une expression de dégoût. Il boit une gorgée de café en se demandant probablement pourquoi la justice n'est pas en mesure de faire son travail correctement.
— Cette foutue ville ne tourne pas rond, grommelle-t-il.
Il reste un moment pensif avant de reprendre le journal pour sélectionner l'article qu'il vient de lire et d'activer une option sur son Monolith.
— Envoie la sélection à l'impression, ordonne-t-il à sa pierre noire.
Une fraction de seconde plus tard, l'imprimante connectée se met à cracher une feuille de papier depuis le salon. Charles se lève de sa chaise pour prendre une paire de ciseaux dans un tiroir de la cuisine. Mais avant de rejoindre sa place, il s'en va retirer un petit carnet rouge de la poche intérieure de sa veste, à l'entrée de l'appartement. A son retour dans la cuisine, il pose le bloc sur la table avant de prendre une nouvelle gorgée de café. Il entame alors le découpage de l'article qu'il vient de récupérer dans l'imprimante, avant de le coller sur une page blanche de son carnet. Il y ajoute quelques notes personnelles et surlignes certaines phrases qui l'intéressent.
Une fois fait, il referme son livret rouge avant d'engloutir le reste de son mug. Il regarde une dernière fois sa montre à son poignet avant de se rendre compte qu'il a pris un peu de retard. Il n'a pas encore noué sa cravate. Tant-pis, il le fera pendant le trajet qui le conduira à son travail. Aussitôt, il enfile sa longue veste noire en prenant soin de ranger son carnet dans la poche intérieure. Il claque la porte sans même se rendre compte que sa femme se lève pour lui souhaiter une bonne journée.
Anastasie sent bien que son mari n'est plus le même depuis qu'il a perdu son collègue et meilleur ami. Sans oublier l'arrivée du bébé. Mais elle ne sait pas comment le réconforter. Elle a pourtant essayé au début. Elle lui a même proposé de prendre quelques jours de repos mais il a refusé. Il a préféré se consacrer plus encore à son travail afin que ce genre de tragédie n'arrive plus jamais à personne. Il a pleuré de nombreuses fois le soir dans ses bras et elle a tenté de le consoler en vain. Lorsqu'il n'a plus eu de larmes à lui consacrer, il s'est renfermé sur lui-même et depuis, il se mue dans le silence. Il n'est plus le bon vivant qu'il était avant. Lui qui se passionnait pour les sports violents ne compte plus jamais aller au stade de hockey et encore moins emmener son fils voire un match des White Bears de Karmapolis.
C'est donc Mme Sullivan qui se charge de l'éducation du petit William, car c'est ainsi que ses vrais parents l'ont baptisé. Mais Anastasie a souhaité lui ajouter un deuxième prénom. Edward, comme son père biologique. Charles était plutôt sceptique à cette idée mais devant l’insistance de son épouse, il s’est rétracté. Elle ne voulait pas que l’enfant qu’on lui donne, perde son identité en plus de la mort de ses parents.
Tandis qu'elle se sert un grand verre de jus d'orange en regardant l'écran holographique du salon, elle entend le petit qui se met à pleurer à plein poumon.
— Ah, il s'est réveillé, dit-elle en laissant son verre sur le bar et en se dirigeant vers la porte de la chambre.
Aussitôt entrée dans la pièce, la lumière automatique s'allume. La chambre à coucher est aussi neutre que le reste de l'appartement, dans les tons rouges et gris. L'immense lit est encore défait et le petit berceau à coté laisse entendre les pleurs de William. Alors qu'elle s'apprête à prendre le bébé dans ses bras, une mouche vient lui chatouiller le nez. Parvenue à la chasser en agitant les bras, elle se saisit enfin de son fils adoptif en lui lançant un large sourire rassurant.
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